Home Diplomatic Pouch Interprète impromptu

Interprète impromptu

0
La Cuisine Diplomatique - Alexander Khodakov

Par Alexander Khodakov.

On frappe à la porte. Tiens, je connais ce visage. L’attaché culturel me dit que je suis encore une fois mobilisé. L’interprète officiel de l’ambassade s’est délecté d’une bière bien froide, il est aphone. Mais ce soir il faut un interprète, car le fameux scénariste Evgueny Gabrilovitch rencontre le public à la « Cinémathèque », un club où l’on montre les films étrangers.

Gabrilovitch présente son film « Monologue », qui vient de sortir en salle, et avant la projection, il veut s’entretenir avec le public. J’essaie de protester – écoutez, ce n’est pas mon niveau, je n’ai pas d’expérience, ce sera une honte…On me dit de la fermer pour le moment – tu l’ouvriras au moment opportun – d’enfiler quelque chose de plus décent que mes jeans, et de faire plus vite que ça.

On sort – une course folle à travers la ville – on est à la « Cinémathèque ». Je monte sur scène en même temps que le fameux scénariste. La salle est pleine, je crois voir une bonne centaine de visages. J’ai l’impression qu’on ne regarde pas le cinéaste, que tous les yeux sont braqués sur moi. Le conseiller culturel est assis au premier rang. Lui aussi, il paraît me dévisager. D’un moment à l’autre, le scénariste va parler. Quel est le sujet ? Je ne m’intéresse pas trop au cinéma. J’ai une peur bleue.

Gabrilovitch a déjà plus de soixante-dix ans, mais bouge et parle avec aisance. Il commence son discours, des minutes passent – il parle toujours. Je dois le supplier de s’arrêter : « Mais laissez-moi traduire, je ne peux pas retenir autant, je vais en oublier la moitié ! » Il s’arrête, je me concentre autant que je peux pour me souvenir de ce qu’il disait, et je démarre. Au départ, je bégaye un peu, mais assez vite je reçois un coup d’inspiration et mon interprétation coule sans entraves. Le cinéaste parle dans un style luxuriant, un langage fleuri – il crée des images, en s’aidant par les gestes. Il me semble quand même que je réussis à rendre son message.

J’observe la salle, l’audience semble réagir comme il faut – ils rient où il faut rire, ils applaudissent où il faut applaudir. J’ai de plus en plus confiance en moi. Par ailleurs, j’ai découvert un modus operandi avec le cinéaste. Quand il se laisse entraîner par la passion et oublie de me passer la parole, je lui donne un petit coup de coude dans les côtes. Ça marche parfaitement.

Ça doit avoir duré une quarantaine de minutes. Finalement, Gabrilovitch remercie le public et on peut s’en aller. Le problème, c’est que je ne peux pas marcher. Mes pieds me trahissent, ils tremblent, je n’arrive pas à bouger. Deux employés de la « Cinémathèque » me prennent sous les aisselles et me reconduisent dans la salle. On a réservé une place pour moi au premier rang. Le film est projeté sur l’écran, mais je ne le suis pas. Cet exercice m’a épuisé.

Mais ce n’est pas tout ! Le jour suivant on me convoque à l’ambassade pour servir d’interprète devant le corps diplomatique. Le conseiller culturel aime ma manière d’interpréter. Je suis effrayé de nouveau, bien que je sache cette fois de quoi il s’agit. Le corps diplomatique, tous ces gens importants, ambassadeurs, ministres, conseillers – j’ai un nœud à l’estomac.

Voilà, l’exercice se répète, le cinéaste parle, je fais de mon mieux pour restituer le message. Il parle avec inspiration, les sentiments l’emportent, il oublie encore de me passer la parole. Tout à coup, il cite « un des grands cinéastes » (a-t-il oublié son nom ?). Selon Gabrilovitch, celui-ci a dit un jour : « L’art peut être chaud, il peut être froid, mais il n’y a pas d’art tiède. C’est une ordure »[1]. Arrivé au mot « ordure », je perds mon latin. Je ne me souviens pas de la traduction. Le temps passe, je me tais. Ce mot est pourtant écrit sur tous les murs ! Mais il ne me revient pas. C’est mon tour de recevoir un coup de coude. Je me ressaisis et dis : « Ce n’est rien. » Très faible comme traduction.

Quelle honte… Je le pressentais, vous disais-je ! Pourtant, tout se termine bien. Gabrilovitch me remercie, dit au conseiller culturel que « l’interprète est très qualifié, mais parfois un peu trop formel » – où est-il allé chercher ça ? Bien, ensuite on me laisse tranquille jusqu’à la fin de mon séjour à Alger.


[1] « Le grand cinéaste » a-t-il paraphrasé le Livre de la Révélation (ou Apocalypse de Jean), 3 :16 – « Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. » Ou bien, le cinéaste soviétique n’osait-t-il pas citer la Bible ?

Information sur l’auteur:

This image has an empty alt attribute; its file name is WhatsApp-Image-2020-11-08-at-15.44.451-768x1024.jpeg
Alexander Khodakov

Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit  à  l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à  1991 il travaille  à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.

Depuis 2015 il vit  à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.

Exit mobile version