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La chasse au crabe

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La Cuisine Diplomatique - Alexander Khodakov

Par Alexander Khodakov

[…] Un fonctionnaire du département des finances fixe nos salaires temporaires au niveau du Niger. Où est-il allé chercher l’information, que les prix à Libreville étaient les mêmes qu’à Niamey? Ils étaient deux fois plus élevés! L’argent disparaît comme neige au soleil. Cuisiner à la maison serait, naturellement, beaucoup moins cher. Mais nous étions logés à l’hôtel. Il fallait y manger, dans ces restaurants, dont les prix n’étaient pas à notre portée. Bien entendu, nous étions des citoyens soviétiques, habitués à nous tirer de toute difficulté. Chacun de nous avait un réchaud électrique, un thermoplongeur pour faire du thé… Il était bien sûr interdit de cuisiner dans les chambres. Mais même si on se fichait de cette interdiction, qu’est-ce qu’on pouvait préparer sur un réchaud primitif?.

Mon argent glisse entre mes doigts, s’en va comme l’eau courante. Ayant vécu en Algérie tout seul, sans maman, je sais, pourtant, compter l’argent. Tout simplement, il n’y en a pas assez. Alors, quand je n’ai plus d’espèces, je signe des factures aux restaurants du Gamba et de l’Intercontinental. Ayant reçu mon salaire, je m’acquitte de mes dettes, mais à chaque fois, il me reste de moins en moins d’argent. Par ailleurs, emprunter de l’argent de cette manière, faire des dettes, était formellement interdit par le règlement financier.

Alors, Son Excellence, qui examine régulièrement les factures de l’hôtel, découvre cette violation assez grave de la discipline. Il me gronde, et cette fois, sans pitié. Toutefois, il ne s’arrête pas là – il me prête de l’argent, pour que je puisse vivre sans me couvrir de dettes.

Une catastrophe financière est, tout de même, imminente. Un jour, c’est l’ambassade qui n’a plus de sous. L’argent sur le compte est épuisé. Complètement. Et le virement qui devait venir de Moscou – la capitale jure qu’il est parti – n’arrive toujours pas. Il s’est avéré plus tard qu’une des banques correspondantes l’a simplement …perdu ! Quoi qu’il en soit, nous sommes condamnés à vivre sans salaire.

Dans les meilleures traditions soviétiques, on crée une commune. L’ambassadeur n’y prend pas part, sa dignité ne le permet pas. Tous les autres mettent le peu de francs qu’il leur reste dans un pot commun. On achète les produites les moins chers, qu’on peut préparer sur un réchaud. Des cubes de bouillon, des sardines et haricots en boîte…Le soir, on se rassemble autour du réchaud et déguste ce que Dieu, dans sa bonté divine, nous a donné à manger.

Je ne me rappelle pas qui a eu la brillante idée de chasser le crabe. Il y en avait plein à la plage. On les appelait « les crabes de cocotiers », ce qui n’est pas juste, car il s’agit d’une autre espèce de crabes; l’important était, tout de même, qu’ils étaient comestibles. En outre, bien préparé, ce crabe a un goût exquis (crabe farci – une spécialité gabonaise). Le jour ils se cachent dans le sable, entre les racines des cocotiers, à la nuit tombée ils sortent par dizaines pour chasser et se nourrir. C’est le moment pour nous d’ouvrir notre propre chasse.

Quel tableau épique – les diplomates soviétiques, aux yeux avides, poursuivant les crabes sur la plage…Les premiers temps on n’arrivait pas à approcher un crabe assez vite pour pouvoir l’attraper. On trouve, par ailleurs, une astuce – si l’on dirige la lueur d’une lampe-torche sur un crabe, il se fige pour quelques instants. C’est assez pour accourir et l’assommer. Ensuite, on les lave et nettoie, ils vont dans la casserole, et on les consomme, en buvant un verre de bière, acheté avec les derniers francs.

Comme le virement tardait toujours à venir, Konouzine propose d’emprunter de l’argent à la banque. Le règlement financier l’interdit carrément, c’est une violation grave, qui peut avoir des conséquences disciplinaires. Mais la situation devient intolérable, on ne peut pas, quand même, se laisser mourir de faim à cause d’un règlement. L’ambassadeur donne sa bénédiction et Konouzine entre en négociations avec notre banque. Dieu merci, son directeur général est d’accord pour nous prêter de l’argent sans intérêt. Cette générosité sauve la peau de l’ambassadeur et de son troisième secrétaire ingénieux – le département des finances les blâme, mais n’impose pas de sanctions disciplinaires. Tout de même, il exige de se faire présenter un rapport, qui doit prouver que l’ambassade n’avait pas d’autre choix.

Quand le virement arrive, on change de banque et la crise ne se répète plus. En signe de gratitude, on laisse un compte dans la banque qui nous a dépannés, mais on s’en sert rarement.

Information sur l’auteur:

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Alexander Khodakov

Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit  à  l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à  1991 il travaille  à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.

Depuis 2015 il vit  à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.

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