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Le Tribunal Spécial pour le Liban, chronique d’un naufrage annoncé

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François Roux.

Par M. François Roux, Avocat Honoraire au Barreau de Montpellier, Ancien Chef du Bureau de la défense au Tribunal Spécial pour le Liban (2009-2018)

Nous avons échoué.

Nous, les juristes de droit romano-germanique en poste au TSL, héritiers de ce droit né dans l’Antiquité à l’Ecole de Droit de Berytus et toujours en vigueur au Liban.

Sur le plan du Droit justement, tout avait pourtant bien commencé !

Dans son rapport du 15 novembre 2006 au Conseil de Sécurité le Secrétaire Général des Nations Unies préconisait que le Tribunal Spécial pour le Liban soit plutôt régi par les règles du droit romano-germanique que par le droit de la common law dominant devant les juridictions pénales internationales :

Extraits : « 8. Le Tribunal spécial pour le Liban diffère des autres tribunaux pénaux internationaux créés ou soutenus par l’ONU à deux égards : a) la conduite des procès se fonde davantage sur le droit civil que sur la common law, et b) l’enquête de la Commission d’enquête internationale indépendante (la « Commission ») constitue en fait le point de départ du Bureau du Procureur.

9. Dans les textes constitutifs de tous les tribunaux créés ou soutenus par l’ONU, à l’exception des Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens, la conduite des procès comporte davantage d’éléments de common law. Le Tribunal spécial pour le Liban est le premier tribunal soutenu par l’ONU à combiner des éléments importants des deux systèmes juridiques. L’applicabilité du Code de procédure pénale libanais en tant que principe directeur aux côtés d’autres textes de référence répondant aux normes internationales de procédure pénale les plus élevées (art. 28), les pouvoirs élargis dont dispose le tribunal pour prendre des mesures visant à assurer un examen rapide des affaires et éviter toute action qui entraînerait un retard non justifié (art. 21) et l’institution du jugement par défaut (art. 22) sont les apports les plus notables du droit civil ».

Feu le regretté Antonio Cassese, premier Président de ce Tribunal, reprenait ces principes dans un mémorandum explicatif du règlement de procédure et de preuve en Novembre 2009 :

3. Pour réglementer la procédure pénale devant le Tribunal, deux modèles procéduraux doivent être pris en considération : le système libanais, de tradition civiliste, et le modèle adopté dans les tribunaux pénaux internationaux. Ces modèles ne sont pas inconciliables. Après tout, bien que fondée à l’origine presque exclusivement sur le système accusatoire, la procédure en vigueur au TPIY, au TPIR et au TSSL a intégré progressivement plusieurs éléments importants qui sont plus proches du modèle inquisitoire (par exemple, le Juge de la mise en état, la recevabilité des éléments de preuve écrits, la possibilité donnée à l’accusé de faire une déclaration pendant le procès, ou l’absence de distinction entre la procédure visant à établir la culpabilité ou l’innocence de l’accusé et celle qui vise à déterminer la peine pouvant être infligée).

Il s’agit là incontestablement d’une évolution positive car les spécificités et la vocation même de la justice pénale internationale appellent une approche plus inquisitoire (ou moins accusatoire) : en effet, la poursuite judiciaire et la sanction de crimes internationaux ne mettent pas simplement en jeu deux parties adverses ; elles relèvent de l’intérêt général pour la justice et engagent la communauté internationale tout entière (s’il en était autrement, pourquoi l’ONU devrait-elle intervenir et créer des tribunaux internationaux ou des tribunaux mixtes ?). En outre, tandis que le modèle accusatoire tend incontestablement à mieux protéger les droits des parties à la procédure, le modèle inquisitoire présente l’avantage notable d’une rapidité accrue pendant la phase du procès. La nécessité de procédures pénales internationales moins longues, moins lourdes et moins coûteuses se fait indéniablement de plus en plus pressante. Enfin, le droit à un procès rapide fait partie intégrante des droits de l’homme fondamentaux.

Malgré ces principes très clairs, le TSL, composé de très nombreux juristes provenant du système de common law et ayant, pour beaucoup, officiés au TPIY, a très vite renoué avec de mauvaises pratiques de common law  telles que nous les avons expérimentées dans les premiers tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda mais aussi dans les débuts de la CPI : un Procureur tout puissant qui met des mois (18 mois au TSL) à communiquer « sa preuve » à la défense ( « disclosure ») afin de lui cacher sa « stratégie » le plus longtemps possible, des « examinations, et cross-examinations » (interrogatoire, contre-interrogatoire) de témoins qui s’éternisent sur des semaines voire des mois, et un Président d’audience qui refuse de connaître le dossier préparé par le Juge de la Mise en Etat, et ne dirige pas les débats mais les arbitre entre deux parties adverses, en principe égales, qui cherchent chacune à gagner son procès. On est loin de la « recherche de la vérité », au moins judiciaire, une caractéristique majeure du droit romano-germanique.

Mais en réalité une procédure de common law « dégradée » puisque un des avocats anglais que j’avais commis d’office m’a dit a plusieurs reprises qu’un procès tel que celui du TSL, tenu à Londres, n’aurait duré que quelques mois…

Le TSL comportait pourtant plusieurs nouveautés tellement importantes pour le droit pénal international de demain, qui introduisaient en effet des éléments majeurs de droit romano-germanique : un Juge de la Mise en Etat  indépendant chargé de constituer un dossier contradictoire, transmis ensuite à la juridiction de jugement afin d’accélérer le procès, un procès par défaut permettant de juger, même en leur absence, les personnes mises en accusation qui n’avaient pu être appréhendées, et des victimes enfin admises à la procédure.

Sans oublier un Bureau de la défense indépendant, à égalité avec le Bureau du Procureur, une nouveauté tant attendue, qui mettait fin à 25 années de négligence institutionnelle de la place de la Défense dans le procès pénal international.

Ainsi, pour la première fois en droit pénal international, le procès se tenait par défaut, ce qui, au Liban comme dans tous les pays de droit romano-germanique, ne nécessite que quelques jours d’audience puisqu’en cas de condamnation l’accusé peut à tout moment faire opposition et demander un nouveau procès.

En réalité le Procureur a présenté sa preuve pendant plus de 4 ans, la défense pendant 2 mois seulement s’agissant d’un procès par défaut, et le délibéré a duré 18 mois.

Rien ne peut donc justifier une procédure qui – en première instance – a duré 11 années au total (enquête du Procureur incluse), pour un coût de 5 millions d’euros par mois, soit près de 700 millions d’euros au total, plus le coût des 4 années de commission d’enquête. Le tout payé à 49% par le Liban.

Mais aucune des alertes, rapports, protestations, rappel au Règlement, effectués par des juristes de droit romano-germanique, dont le signataire, en interne comme en externe, n’a pu enrayer cette triste dérive.

Aujourd’hui le Liban, en état de faillite, n’est plus en mesure de payer sa part du budget du TSL et la communauté internationale ne veut plus assumer la sienne, et on le comprend. Malgré de nouvelles procédures dites « cas connexes », initiées fort tard par le Bureau du Procureur, le TSL a donc annoncé sa fermeture, faute de financements. Grâce à la ténacité de sa Présidente S.E. Ivana Hrdlickova  le TSL a pu, malgré ce contexte, tenir une audience début Octobre dernier, afin d’examiner l’appel du Procureur contre 2 des 3 acquittements prononcés par la Chambre de Première Instance en Août 2020. Il était temps : depuis 2009 les Juges d’Appel étaient dans l’attente de cette audience sur le fond… Malgré leurs hautes qualités professionnelles, le rôle des Juges d’Appel pendant toutes ces années, à l’exception de la Présidence et du Vice Président, de rares audiences de procédure et d’une audience en début de procédure sur le droit applicable sous la présidence de S.E. A. Cassese, aura été principalement de gérer quelques recours disciplinaires, des questions administratives, et  la révision annuelle du Règlement de Procédure et de Preuve.

Il est plus que temps de tirer les véritables leçons de ce naufrage afin notamment que les précieuses nouveautés qu’apportait le TSL, ne soient pas elles –mêmes englouties.

Des juristes de common-law et de droit romano germanique, ont établi ensemble à La Haye, en prenant le meilleur dans chacun des deux systèmes, les règles de procédure de la future Justice Pénale Internationale. C’est le projet dit « Solpérières ».

Il faut mettre en œuvre ces préconisations, présentées en 2016 dans la grande salle de Justice du Palais de la Paix à La Haye et en 2017 au Conseil Général du Pouvoir Judiciaire à Madrid, ainsi que celles de la Déclaration de Paris du 16 Octobre 2017 [1]signée par plusieurs Présidents et Juges des Juridictions pénales internationales[2].

Si comme le dit le grand poète libanais Gibran Khalil Gibran, « la vie ne va pas en arrière, ni ne s’arrête avec hier »,  rappelons nous qu’il faut que meure la fleur pour que naisse le fruit de l’arbre, et profitons donc de ce naufrage pour construire dés aujourd’hui et tous ensemble la Justice Pénale Internationale du XXII° siècle. Il y a urgence.


Auteur M. François Roux, Avocat Honoraire au Barreau de Montpellier, Ancien Chef du Bureau de la défense au Tribunal Spécial pour le Liban (2009-2018)Dernier ouvrage paru « Justice Internationale, la parole est à la défense. Indigène Editions 2016. Ed français, anglais, et Arab Scientific Publishers. Inc. Ed. Arabe, Français, Anglais


[1] https://ihej.org/programmes/justice-penale-internationale/une-justice-penale-internationale-plus-efficace-la-declaration-de-paris-du-16-octobre-2017/

[2] Diplomat magazine 11 Juin 2020.

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