Friday, November 22, 2024

Un siècle de justice universelle permanente

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Par S. Exc. M. Philippe Couvreur, Juge ad hoc et ancien Greffier de la Cour internationale de Justice.

L’année 2020 touche insensiblement à sa fin et l’irruption si brutale de la pandémie de COVID-19, à laquelle elle demeurera longtemps associée, aura eu raison de bien de nos habitudes de vie, dont celle de commémorer des faits historiques qui, sur ce fond de crise sans précédent, apparaissent désormais d’importance, sinon moindre, assurément plus médiate.

À La Haye, « capitale de la justice internationale », on ne peut pour autant manquer d’évoquer cette année le souvenir de deux étapes majeures dans l’histoire de cette justice: le 26 juin dernier s’est célébré, avec la discrétion voulue par les circonstances, le 75ème anniversaire de l’adoption du Statut de la Cour internationale de Justice ( CIJ ), partie intégrante de la Charte des Nations Unies; et le 13 décembre prochain on commémorera, avec sans doute la même manière de retenue, le centenaire de l’adoption du Statut de la Cour permanente de Justice internationale ( CPJI ), sur lequel le Statut de la CIJ est fondé, conformément aux termes de l’article 92 de la Charte des Nations Unies. 

Longtemps, la guerre est demeurée l’ « ultima ratio regum », formule gravée par Louis XIV sur ses canons. Dès les XVIIème et XVIIIème siècles, divers projets tendant à promouvoir la paix entre nations au moyen de l’établissement d’une organisation internationale dotée d’un tribunal ont vu le jour. Certains étaient particulièrement ambitieux, comme le Projet de Paix perpétuelle ( 1712-1716 ) de l’ Abbé de Saint-Pierre; mais les esprits clairvoyants qui les avaient conçus  étaient hélas trop en avance sur leur temps: l’œuvre de Saint-Pierre suscita railleries et quolibets, et son auteur fut banni de l’Académie. 

Au cours de la première moitié du XIXème siècle, les associations pacifistes se multiplièrent en Europe et aux Etats-Unis. Elles furent à l’origine d’importants congrès prônant le recours à l’arbitrage, la limitation des armements et la codification du droit des gens. Celui qui se tint à Paris en 1849 fut présidé par Victor Hugo. Le désastreux conflit franco-allemand de 1870 eut au moins l’heureux effet de renforcer encore davantage les courants pacifistes, qui s’exprimèrent notamment dans la création de maintes ligues et sociétés n’ayant de cesse de promouvoir l’arbitrage inter-étatique. 

Bien que l’arbitrage eût déjà été utilisé dans l’antiquité pour résoudre des différends tels ceux opposant cités du monde hellénistique, c’est la sentence de l’Alabama, rendue en 1872, qui marqua son renouveau sous une forme moderne. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne étaient convenus, par le traité de Washington de 1871, de soumettre à un tribunal arbitral leur différend relatif aux obligations de cette dernière en tant que puissance neutre lors de la guerre de sécession. Ce fut la première fois qu’un tribunal arbitral, composé d’une majorité d’arbitres d’une nationalité distincte de celle des parties, était créé ( aux arbitres américain et britannique s’ajoutèrent en effet un brésilien, un italien et un suisse ). La procédure mise en œuvre par ce tribunal présenta au demeurant de nombreux traits caractéristiques de la procédure judiciaire. Sa sentence, condamnant la Grande-Bretagne à verser aux Etats-Unis des indemnités d’un montant de 15,5 millions à titre de réparation, pour avoir manqué à son devoir de neutralité, fut immédiatement exécutée, en dépit de la dissidence de l’arbitre britannique.

Par la suite, les Etats se montrèrent de plus en plus enclins à conclure des traités généraux d’arbitrage et à insérer des clauses d’arbitrage dans des conventions de nature variée. Les idées pacifistes avaient entre-temps fait une entrée remarquée dans la vie politique et le fameux motto La Paix par le Droit, produit de l’école sociale de Nîmes (1887), avait fait son chemin. Après l’élaboration, par la conférence panaméricaine de 1889-1890, d’un traité général relatif à la solution pacifique des conflits internationaux, qui prévoyait le recours à l’arbitrage, sauf pour les « affaires d’honneur » et celles touchant aux « intérêts vitaux » des parties, les initiatives parlementaires en faveur de ce mode de règlement des différends se succédèrent un peu partout à cadence élevée. La réunion tenue par l’Union interparlementaire, à La Haye, en 1894, fut d’une grande importance, dans la mesure où y fut acceptée la proposition présentée par Stanhope, qui tendait à la création d’une « Cour permanente ». Le projet de texte y afférent fut développé à l’occasion de la Conférence interparlementaire de Bruxelles de 1895 et envoyé aux puissances avec un mémoire rédigé par le chevalier Descamps. Enfin, la Conférence interparlementaire qui eut lieu à Budapest l’année suivante adopta la suggestion, avancée par sir Randal Cremer, d’approcher certains gouvernements pour les convaincre d’adhérer, fût-ce provisoirement, au projet de Bruxelles. On y a vu l’origine de l’initiative russe de 1898.

Le manifeste du Tsar Nicolas II, en date du 12/24 août 1898, qui proposait la convocation d’une conférence internationale à l’effet de mettre un terme au développement à outrance des armements, devenu plus que préoccupant, suscita des réticences de la part de l’Allemagne; il dut en conséquence être précisé par une circulaire du comte Mouravieff, datée du 30 décembre 1898/11 janvier 1899, qui circonscrivait la portée des futurs pourparlers à la « recherch(e)…de moyens (pour) limiter les armements » et « éviter que les conflits soient résolus par un recours à la force ». La Conférence de la Paix, qui se réunit à La Haye le 18 mai 1899, et à laquelle prirent part 26 Etats, adopta, à la date du 29 juillet 1899, la célèbre Convention relative à la solution pacifique des conflits internationaux, dont le quatrième titre traitait de l’arbitrage international et établissait notamment, outre des règles de procédure (chapitre 3), une « Cour permanente d’arbitrage » ( chapitre 2). Cette appellation, d’abord contestée par l’Allemagne, fut finalement retenue, après qu’il eut été renoncé à l’idée d’un arbitrage obligatoire, initialement formulée par la Russie. Le mot « Cour » devait désigner « l’organisme dans son entier », les « commissions arbitrales formées séparément » étant dénommées « tribunaux ». Seul le « Bureau international », qui devait  servir de greffe à ceux-ci, était appelé à revêtir un caractère de « permanence ». Cette nouvelle institution présentait certes l’avantage de simplifier désormais le recours à l’arbitrage; mais, dans le même temps, son mode de fonctionnement risquait d’en diminuer l’influence sur le développement du droit. En effet, le nombre élevé de jurisconsultes composant la « Cour » et susceptibles d’exercer la fonction d’arbitre limitait les occasions pour eux de siéger et entravait, partant, la formation d’une jurisprudence cohérente.

La seconde Conférence de La Haye s’ouvrit le 15 juin et ne termina ses travaux que le 18 octobre 1907. Un  plus grand nombre d’Etats y furent invités et y participèrent ( 45 ); par ailleurs, l’ordre du jour en était particulièrement chargé, puisqu’il s’agissait globalement de dépasser l’ensemble des acquis de 1899, même si l’Allemagne, soutenue par l’Autriche-Hongrie, avait d’emblée entendu exclure toute tentative de négocier un « désarmement ». S’agissant de la solution pacifique des conflits internationaux, la question de l’arbitrage obligatoire revint sur le tapis. Si la Conférence ne réussit pas à instituer un tel arbitrage ( sauf en matière de différends relatifs au recouvrement de dettes contractuelles, suivant la proposition du ministre des affaires étrangères de l’Argentine, Luis Drago ), elle n’en réalisa pas moins un pas en avant, pour théorique qu’il fut, en adoptant à l’unanimité une déclaration présentée par l’Italie, qui, d’une part, reconnaissait le « principe » de l’arbitrage obligatoire et, de l’autre, précisait qu’il était des différends qui, tels ceux concernant l’interprétation et l’application des stipulations conventionnelles internationales, étaient « susceptibles » d’être soumis à l’arbitrage obligatoire sans autre restriction.

Au demeurant, il était devenu courant de faire observer que la Cour permanente d’arbitrage ( CPA ) n’était pas une cour et n’avait pas grand-chose de permanent, et qu’il était en conséquence impératif de la transformer ou de la remplacer. La Russie proposa la formation d’un tribunal permanent constitué de trois membres choisis chaque année au scrutin secret parmi les arbitres figurant sur la liste de la CPA. Quant aux Etats-Unis, ils envisageaient la création d’une Cour toute nouvelle « composée de quinze juges jouissant de la plus haute considération morale et d’une compétence reconnue dans les questions de droit international…, désignés (ainsi que)…détermin(é) par (la) Conférence, mais choisis (de manière telle) que les différents systèmes de (droit) et les principa(les) langu(es) soient (équitablement) représentés ». Cette nouvelle Cour « siéger(ait) annuellement à La Haye à une date spécifiée et demeurer(ait) en session aussi longtemps qu’il ser(ait) nécessaire »; elle « établira(it) son propre règlement »; ses décisions seraient prises « à la majorité des voix » et « neuf membres constituer(aient) un quorum »; enfin, ses juges « ser(aient) d’un rang égal, jouir(aient) de l’immunité diplomatique et recevr(aient) un traitement suffisant pour leur permettre de se consacrer à la considération des affaires…portées devant eux ». La compétence de ladite Cour devait être assez large, puisqu’il était proposé que celle-ci connût de « tous les …différends, ayant un caractère international, entre les Etats souverains, qui n’auraient pu être réglés par la voie diplomatique, et qui lui seraient soumis par un accord entre les parties ». On aura aisément reconnu, dans cette proposition quelque peu audacieuse pour l’époque, nombre de traits qui allaient ultérieurement caractériser la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) et la Cour internationale de Justice (CIJ). Le projet américain fut envoyé à une sous-commission spéciale chargée de le compléter. La sous-commission proposa l’élection annuelle, au sein de la Cour, d’une « délégation » de trois juges auxquels il appartiendrait de trancher, notamment, les affaires les plus urgentes; le président et le vice-président de la Cour seraient élus par les juges pour trois ans; les juges ayant la nationalité de l’une des parties et ceux ayant antérieurement participé à l’affaire à un autre titre devraient se déporter; et le Conseil d’administration ainsi que le Bureau de la CPA joueraient, à l’égard de cette nouvelle Cour de Justice arbitrale, le même rôle qu’à l’égard de celle-là.  La question épineuse du mode d’élection des juges fit l’objet de propositions d’origine variée. L’une d’elles tendait à la mise en place d’un système de rotation inégalitaire, les « six grandes puissances européennes », les Etats-Unis et le Japon disposant d’un juge sur le siège pendant douze ans, alors que cette période était réduite à dix, quatre, deux, voire même un an seulement pour d’autres groupes d’Etats. Rui Barbosa s’y opposa farouchement. Une autre préconisait l’élection des juges par les membres de la CPA. Une troisième imaginait un système de nomination de candidats par les puissances signataires, suivie de l’élection des juges par celles-ci, à partir d’une liste consolidée des candidats nominés, établie par le Bureau de la CPA. Aucune de ces propositions ne fut finalement acceptée et le projet incomplet, accompagné d’un vœu, fut annexé comme tel à l’Acte final de la Conférence. Les tentatives menées immédiatement après la clôture de celle-ci, pour permettre à la nouvelle Cour de commencer à fonctionner, n’aboutirent pas davantage. Mais ces nombreux efforts ne furent pas vains, car ils se révélèrent plus tard avoir constitué une précieuse source d’inspiration pour les rédacteurs du Statut de la CPJI.

On peut en dire autant des tentatives infructueuses menées pour créer une Cour internationale des Prises, qui eût statué en appel ou en cassation des décisions rendues par les tribunaux des prises des Etats parties (voire de novo dans les éventualités où leur constitution se fût opposée à un tel recours). L’utilité d’une Cour de cette nature ne faisait à l’époque guère de doute, les tribunaux nationaux étant regardés comme trop souvent partiaux en matière de prises. Par ailleurs, en dépit de l’opposition de certains Etats, surtout latino-américains, une majorité de participants à la Deuxième Conférence de La Haye paraissaient dans ce cas précis s’accommoder de ce que la composition de la future Cour reposât sur le principe de rotation, dès lors que celle-ci  devait être organisée suivant un critère objectivement vérifiable: le tonnage des marines des Etats parties. À l’issue de la Conférence, un texte de Convention fut ouvert à signature et finalement signé par plus de trente Etats, mais il ne fut jamais ratifié, faute pour la quatrième commission d’avoir pu progresser dans la codification du droit à appliquer par la Cour. La conférence de Londres de 1908-1909 eut le grand mérite de réussir cette gageure en établissant une Déclaration relative au  droit de la guerre maritime, de pas moins de 71 articles. Toutefois, cette déclaration, qui contenait aussi du droit nouveau, ne fut à son tour pas ratifiée, et l’idée d’une cour internationale des prises tomba définitivement dans l’oubli.

Dans le sillage de la Deuxième Conférence de La Haye se tint à Washington, du 14 novembre au 20 décembre 1907, une conférence de portée historique, à laquelle participèrent activement cinq Etats d’Amérique centrale ( Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras et Nicaragua ). Au cours de cette conférence, El Salvador présenta un projet de création d’une cour de justice arbitrale. Ladite conférence déboucha sur la signature de neuf instruments, dont un traité général de paix et d’amitié, ainsi qu’une convention instituant une Cour de Justice centre-américaine pour une durée de dix ans à compter de la dernière ratification. Cette Cour était composée de cinq juges ( et dix juges suppléants ), chacun nommé par son gouvernement pour un terme de cinq ans, qui devaient jouir de la plus haute considération morale et réunir les conditions pour exercer les plus hautes fonctions judiciaires dans leur pays d’origine. Ils étaient soumis à un régime d’incompatibilités et bénéficiaient de privilèges et immunités. La Cour disposait d’une compétence extrêmement large, dès lors qu’elle pouvait connaître de n’importe quelle affaire entre les Etats parties, que ceux-ci n’étaient pas arrivés à résoudre par eux-mêmes, ainsi que des affaires opposant l’un des Etats parties à un national d’un autre, pourvu qu’il ait au préalable épuisé les voies de recours internes ouvertes. Les juges de la nationalité des parties pouvaient demeurer sur le siège. La Cour avait « liberté absolue » pour juger des faits et devait se prononcer sur les questions de droit conformément aux traités et aux « principes du droit international ». Elle connut de dix affaires, dont cinq impliquant directement des individus. Si l’établissement  de cette première cour internationale permanente, produit de la solidarité centre-américaine, fut un événement d’une importance historique non négligeable, son bilan concret  fut plutôt mitigé, du fait de la trop grande dépendance de ses membres par rapport à leur gouvernement, de sa compétence trop large et de sa procédure à certains égards défaillante. La Cour de Justice centre-américaine fut dissoute le 12 mars 1918, en dépit de plusieurs tentatives d’en prolonger l’existence.

Entre-temps, la Troisième Conférence de la Paix, qui devait se tenir à La Haye en 1915, n’avait pu avoir lieu: les efforts entrepris depuis 1899 n’avaient pas suffi à empêcher la première guerre mondiale. Mais les horreurs sans précédent de la grande guerre eurent pour effet de convaincre la société internationale de la nécessité d’instituer une organisation internationale chargée de faire respecter la paix et la sécurité internationales, au sein de laquelle prendrait place une cour de justice responsable de l’application du droit. Dès avant la réunion de la Conférence de la Paix de Paris, en 1919, des projets divers en ce sens avaient été élaborés. La Commission de la Société des Nations ( SdN ), constituée aux fins d’établir un projet de Pacte, avait par ailleurs été saisie d’un projet anglo-américain ( le projet Hurst-Miller ), présenté par le président Wilson, d’un projet français, soumis par Léon Bourgeois et d’un projet italien, produit par Vittorio Emanuele Orlando. Cette Commission fonda ses travaux essentiellement sur le premier, mais celui-ci ne distinguait pas suffisamment clairement le recours à la nouvelle Cour permanente de Justice internationale de celui au mécanisme traditionnel de l’arbitrage. Il fut donc remanié sur ce point, en même temps qu’y était ajoutée, à la requête du président Wilson et de sir Robert Cecil, la possibilité pour le Conseil et l’Assemblée de la Société de demander à la Cour des avis consultatifs, ainsi qu’envisagé dans les autres projets. Dans sa version finale, constituant la première partie des traités de paix de 1919-1920, le Pacte de la Société des Nations contenait un article 13 relatif à l’arbitrage et un article 14 afférent au règlement judiciaire, lequel était ainsi conçu: « Le Conseil est chargé de préparer un projet de Cour permanente de Justice internationale et de le soumettre aux membres de la Société. Cette Cour connaîtra de tous différends d’un caractère international que les parties lui soumettront. Elle donnera aussi des avis consultatifs sur tout différend ou tout point, dont la saisira le Conseil ou l’Assemblée. » L’article 13 fut amendé en 1924 afin d’y ajouter une référence expresse à l’obligation pour les parties d’exécuter les décisions de la Cour, à l’instar de ce qu’il prévoyait déjà pour les sentences arbitrales.

Lors de sa seconde session, tenue en février 1920, le Conseil, conformément au mandat qu’il tenait de l’article 14 du Pacte, constitua un Comité de Juristes de dix membres (dont la composition changea à plusieurs reprises), chargé de préparer un projet de Cour permanente de Justice internationale et de lui faire rapport. Les personnalités choisies possédaient toutes une connaissance approfondie du droit international. Maintes d’entre elles avaient participé aux Conférences de La Haye de 1899 et 1907; certaines de ces personnalités devinrent ultérieurement des Présidents ( Adatci, Loder ) et Membres éminents ( Altamira, Fromageot ) de la CPJI. Le Comité fut assisté d’un secrétariat restreint dirigé par le Commendatore Anzilotti ( qui présida également, plus tard, la CPJI ), lequel était à ce moment sous-secrétaire général et conseiller juridique de la SdN, auquel avait été adjoint Ake Hammarskjöld, alors fonctionnaire de la Société ( qui devint par la suite Greffier, puis Membre, de la CPJI ). Le secrétariat soumit au Comité un tableau de tous les projets antérieurs pertinents, y compris ceux, sus-évoqués, de 1907. Le Comité, présidé par le baron Descamps, se réunit au Palais de la Paix, à La Haye, du 16 juin au 24 juillet 1920 et remit au Conseil un avant-projet de 61 articles. Ce document était innovateur, en particulier, à trois égards. S’agissant tout d’abord du mode d’élection des Juges, une solution conciliatrice des intérêts des « Grandes Puissances » et des plus « petits » Etats fut enfin trouvée, qui reconnaissait le rôle principal que devaient  jouer en la matière les organes politiques de la SdN, tout en n’oubliant pas les acquis de l’ « œuvre de La Haye »: ainsi, les candidats seraient présentés par les groupes nationaux de la CPA, mais élus par le Conseil (où les « Grandes Puissances » devaient être majoritaires ) et l’Assemblée ( où les autres Etats constitueraient la majorité ), siégeant séparément mais simultanément. En ce qui concerne la compétence de la future Cour, celle-ci serait obligatoire. Enfin, pour ce qui est du droit à appliquer, l’avant-projet retenait, suivant un ordre hiérarchique, les traités et la coutume internationale, auxquels le Comité avait ajouté les « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », aux fins de permettre à la Cour de statuer en droit, sans être tentée de légiférer, dans les cas où feraient défaut traités et coutume pertinents.

Le Conseil entama l’examen de l’avant-projet à sa huitième session, tenue à Saint Sébastien en juillet-août 1920, et décida de le transmettre tel quel aux Membres de la Société. La question de la juridiction obligatoire de la Cour vis-à-vis de ceux-ci,  du seul fait pour eux de devenir parties au nouveau Statut, fut mise en cause, notamment par l’Italie. Le Conseil reprit ses travaux sur l’avant-projet du Comité à sa dixième session, à Bruxelles, en octobre 1920. Entre-temps saisi d’un certain nombre d’observations d’Etats membres, il se résolut à amender plusieurs articles de l’avant-projet afin de mieux en assurer la compatibilité avec le Pacte. Ainsi le Conseil remplaça la disposition  afférente à la compétence obligatoire de la Cour par un texte se limitant à indiquer que ladite compétence était « définie par les articles 12, 13 et 14 du Pacte », sans autrement trancher la question de sa nature. En effet, l’article 14 était apparu pouvoir être interprété dans un sens favorable à la compétence obligatoire,  comme à son encontre. De surcroît, la disposition prévoyant que le français serait la seule langue officielle de la Cour fut retouchée pour y ajouter l’anglais.

Saisie du projet du Conseil en novembre 1920, l’Assemblée de la SdN en confia l’examen à sa Troisième Commission, présidée par M. Bourgeois, laquelle constitua à cet effet une sous-commission, présidée par M. Hagerup. D’importants amendements furent adoptés à l’unanimité par la Commission le 11 décembre 1920, et soumis à la plénière. Les plus importants avaient trait à la compétence de la Cour et à sa fonction consultative, ainsi qu’au droit qu’elle aurait à appliquer. Sur le premier point, il était désormais proposé que la juridiction de la future Cour ne soit pas, comme telle, obligatoire, mais puisse le devenir de par la libre souscription des Membres de la Société à la fameuse « clause facultative de juridiction obligatoire », c’est-à-dire, concrètement, par le dépôt, auprès du Secrétaire général de la SdN, d’une déclaration unilatérale reconnaissant la compétence obligatoire de la Cour sur une base de réciprocité. Quant à la fonction consultative, des désaccords substantiels ayant surgi au sein de la Commission, notamment sur la question de savoir si les avis demandés au sujet de différends pendants devaient être donnés suivant une procédure particulière, il fut jugé préférable de n’insérer aucune disposition spécifique concernant cette fonction dans le Statut, laissant à la future Cour le soin de mettre directement en œuvre, dans son Règlement, les dispositions pertinentes de l’article 14 du Pacte. Enfin, en ce qui est du droit applicable, la Commission supprima toute hiérarchie entre traités, coutume et principes généraux, en même temps qu’elle retint la possibilité pour la future Cour de décider en équité, pourvu que les parties y consentissent. Le projet de Statut de la Cour permanente de Justice internationale fut adopté à l’unanimité, dans sa forme finale, par résolution de l’Assemblée plénière en date du 13 décembre 1920. 

Comme l’avait préconisé la Troisième Commission, cette résolution emportait approbation du Statut et établissement de la nouvelle Cour comme institution étroitement liée à la Société des Nations, mais indépendante; en même temps, ladite résolution prévoyait que l’acceptation du Statut par les Membres de la Société devait se matérialiser dans la signature et la ratification par ceux-ci d’un Protocole séparé, qui leur ouvriraient  l’accès à la Cour ( compétence ratione personae ). La résolution précisait en outre qu’il appartiendrait au Conseil de la Société, conformément à l’article 14 du Pacte, d’établir un tel Protocole et que le Statut de la CPJI entrerait en vigueur dès que ce Protocole aurait été ratifié par une majorité de Membres. Tel fut le cas à la date du 1er septembre 1921. Les élections à la Cour permanente de Justice internationale purent en conséquence se tenir encore la même année et la Cour fut à même de commencer ses travaux dès le mois de février 1922.

Le Statut de 1920 ne contenait aucune disposition afférente à de possibles amendements de cet instrument. Néanmoins, à l’initiative de la France, l’Assemblée de la SdN adopta, le 20 septembre 1928, une résolution appelant l’attention du Conseil sur l’opportunité de procéder, avant le renouvellement du mandat des Membres de la CPJI, à l’examen du Statut en vue de l’introduction de toute modification qui fût apparue nécessaire à la lumière de la pratique de la Cour. Il s’agissait notamment de porter remède à la difficulté récurrente de réunir la Cour en dehors des sessions d’été, ce qui avait pour effet de faire fréquemment monter les juges suppléants (essentiellement européens ) sur le siège et de malmener quelque peu, ce faisant,  les équilibres entre « grandes formes de civilisation » ainsi qu’entre « principaux systèmes juridiques du monde » prévus à l’article 9. Le 13 décembre 1928, le Conseil constitua un Comité de Juristes de douze membres ( dont trois futurs membres de la CPJI ); celui-ci se réunit à Genève en mars 1929 et invita le Président ( Anzilotti ) et le Vice-Président ( Huber ) de la Cour. Le 12 juin 1929, le Conseil décida de communiquer le rapport du Comité aux Membres de la Société et de convoquer une Conférence des Etats parties au Statut. La Conférence transmit à son tour à l’Assemblée une liste d’amendements suggérés ainsi qu’un projet de protocole destiné à les mettre en œuvre. L’Assemblée les adopta le 14 septembre 1929 et le Protocole, auquel les amendements étaient joints en annexe, fut ouvert à signature le même jour: il spécifiait devoir entrer en vigueur le 1er septembre 1930, à la condition que tous les Membres ayant ratifié le Protocole du 16 décembre 1920,  qui ne l’eussent pas ratifié lui-même à cette date, n’aient pas d’objection à l’égard des amendements. De telles objections ayant été élevées, le Protocole de 1929  n’entra en vigueur, avec les amendements y annexés, que le 1er février 1936. Les élections de 1930 se déroulèrent donc sous l’empire du Statut original. Toutefois, certains des changements préconisés étaient susceptibles d’être mis en œuvre sans attendre que la procédure d’amendement arrivât à son terme. Ainsi, l’Assemblée, qui avait le pouvoir d’accroître le nombre de Membres de la Cour proprio motu, porta ce nombre de onze à quinze dès 1930; l’institution des juges suppléants ( quatre ) ne disparut en revanche qu’en 1936. Pour sa part, la Cour révisa son Règlement en 1931 et avança notamment sa session annuelle au mois de janvier, ce qui devait avoir pour effet qu’elle reste toujours en fonction, comme allait le prescrire le Statut à compter de 1936. Il fallut également attendre cette année-là pour voir inclure dans le Statut de la Cour l’essentiel du contenu matériel des dispositions réglementaires concernant la procédure consultative, qui reflétaient les enseignements de la pratique.

L’établissement de la Cour permanente de Justice internationale, première juridiction permanente à vocation universelle et à compétence générale, est apparu comme la consécration ultime d’années de lutte passionnée pour la paix. Sans être formellement un organe de la SdN, elle y était très étroitement liée et constituait l’un des éléments majeurs du nouveau dispositif mis en place par le Pacte. Le budget de la Cour permanente faisait l’objet de l’une des trois sections du budget de la SdN, et atteignait, à la fin des années 1930, quelque 8% de celui-ci. Le rôle de la Cour  fut fondateur. De 1922 à 1940, la Cour permanente a rendu  32 arrêts et donné pas moins de 27 avis consultatifs, tous à la demande du Conseil. Son intervention, tant au contentieux qu’au consultatif,  permit de résoudre maints différends, dont certains, particulièrement complexes, étaient nés des transferts de territoires opérés par les traités de paix de 1919. La Cour contribua grandement, de par sa jurisprudence de haute tenue, encore si souvent citée aujourd’hui, au développement du droit international, en particulier dans les domaines du droit des traités et du droit de la responsabilité. En même temps, elle sut mettre sur pied, grâce à ses travaux réglementaires d’une rare richesse, s’inspirant tant des pratiques internes qu’arbitrales, une véritable procédure judiciaire internationale qui demeure, jusques ores, un modèle de référence. La Cour fit aussi montre d’une remarquable efficacité dans l’exercice de ses fonctions, ayant coutume de fixer des délais de procédure très brefs et de rendre ses décisions ( de trois à quatre par an ) avec célérité, la durée moyenne d’une affaire devant elle excédant rarement un an. Il n’est donc guère surprenant qu’au plus profond de la crise internationale des années 1930, et alors que divers Etats, et non des moindres, se retiraient de la SdN, la Cour continuât de jouir de la confiance de la société internationale à un point tel que, des 55 Etats parties à son Statut en 1935, 42 avaient souscrit à la clause facultative de juridiction obligatoire. 

En 1945, il était devenu impossible pour la Cour permanente de Justice internationale de reprendre ses activités. Les organes de la SdN n’étaient plus à même de pourvoir à l’élection de ses Juges et une rupture historique radicale s’était produite, qui rendait nécessaire la création d’une nouvelle Cour, pleinement intégrée dans la nouvelle organisation universelle dessinée par la Charte des Nations Unies. L’expérience éminemment positive de la CPJI ne fut cependant jamais remise en question, comme en témoignent les nombreux éléments de continuité observés dans l’organisation et le fonctionnement de la Cour internationale de Justice. La séance inaugurale de la CIJ se tint le 18 avril 1946, le jour même où disparurent formellement la SdN et la CPJI. Et le salvadorien Jose Gustavo Guerrero, qui avait été le dernier président  de la CPJI, devint le premier président de la CIJ.

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