Thursday, November 21, 2024

Le caméléon

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Par Alexander Khodakov

Je le capture par pure chance. Un jour nous décidons d’explorer une autre route qui semble mener à une plage qui se trouve plus près de la ville que le Cap. Il y a effectivement une petite plage, mais elle est plutôt pierreuse et la baignade n’y est pas très agréable.

Au retour je roule tranquillement pour éviter de soulever les nuages de latérite. Tout à coup je vois quelque chose bouger sur la route, très lentement. J’arrête et je saute de la voiture. Je n’en crois pas mes yeux, c’est un caméléon. Ce sont des lézards nocturnes, la chance d’en voir un le jour est minime. Quel but poursuivait-il ? Il n’a pas changé sa couleur naturelle, et son vert est très visible sur la latérite rouge. J’hésite à le prendre en mains, alors je l’attrape avec mon borsalino, le mets dans un sachet que je jette ensuite dans le coffre de ma Renault.

Arrivé chez nous, j’ouvre le sachet et essaie de voir ce qui est au fond du chapeau. Je ne vois rien ! Où est-il passé ? Soudainement, ça bouge et le caméléon, noir comme la nuit, fait son apparition. Il n’a pas l’air content, il ouvre sa bouche – elle est jaune – et siffle comme un serpent. Pris par la surprise, je le lâche. Pourtant, il n’arrive pas à se sauver. Ses mouvements sont extrêmement lents, c’est comme si on voyait un film au ralenti.

Les voisins accourent, tout le monde veut s’amuser avec cette bestiole rare. On commence toute une série d’expériences. La science d’aujourd’hui affirme que le changement de couleur chez les caméléons sert principalement de mécanisme de communication sociale, mais reconnaît en même temps que la plupart de ces lézards l’utilisent aussi comme technique de camouflage. Nous n’étions pas au courant de la vie sociale des caméléons. On voulait juste vérifier si effectivement ces lézards changent de couleur – on en a tant entendu et lu. Et il ne nous déçoit pas, notre brave caméléon. On le met sur des surfaces différentes, il en prend docilement la couleur. Il imite même le dessin multicolore des tuiles dans la cuisine. C’est incroyable ! Finalement, il se fatigue, tourne au noir – on a vite compris qu’il exprime ainsi son irritation – et commence à siffler. On le met dans un grand pot de verre pour qu’il ne s’échappe pas et on le laisse tranquille.

Le lendemain nous essayons de nourrir notre prisonnier. On lui offre des mouches, des moustiques et de très petits cafards. Il n’est pas intéressé. Peut-être parce que les insectes sont morts et ne bougent pas ? On arrive à attraper une mouche sans la tuer et on la met dans le pot. Le caméléon ne regarde même pas de son côté. Nous restons perplexes.

Le jour suivant l’ambassadeur m’invite dans son bureau. « Est-ce vrai que vous avez capturé un caméléon ? » – s’enquiert-t-il poliment. Je confirme. Alors l’ambassadeur me demande avec un air un peu timide : « Avez-vous besoin de cette bête ? » Je devine à l’instant. La fille de Son Excellence, âgée de dix ans, est venue rejoindre ses parents pendant les vacances scolaires. Bien sûr qu’elle serait ravie d’avoir cet animal exotique, de le toucher de ses mains, de le voir changer de couleur. Je réponds à l’ambassadeur qu’on a déjà assez joué avec la bête et le lui offre pour sa fille. Je rentre chez moi et rapporte le caméléon avec le pot. L’ambassadeur me remercie avec chaleur. Il tire le caméléon du pot et met son doigt dans la bouche de la bête. Je pousse un cri. « Ils ne mordent pas – explique mon chef hiérarchique tranquillement – J’ai consulté l’encyclopédie. »

Dans sa résidence on met le lézard dans le jardin d’hiver. Il y reste quelques jours, la fille de l’ambassadeur l’observe et essaie, elle aussi, de le nourrir. Mais comme le jardin d’hiver n’a pas de toit, une nuit le caméléon disparaît. En a-t-il eu marre d’être observé ou s’est-il fatigué de nos tentatives de lui faire manger des choses immangeables de son point de vue ? Qu’en puis-je savoir ?

Somme toute, aucun animal n’a souffert.

Information sur l’auteur:

Alexander Khodakov

Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit  à  l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à  1991 il travaille  à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.

Depuis 2015 il vit  à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.

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