Tuesday, April 30, 2024

Bensouda déclare au procès Dominic Ongwen

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Déclaration de Mme Fatou Bensouda, Procureur de la Cour pénale internationale, à l’ouverture du procès dans l’affaire Dominic Ongwen.

Diplomat Magazine a choisi de publier l’allocution du Procureur Mme Fatou Bensouda de manière intégrale a fin de permettre au lecteur d’avoir un aperçu juste de la situation.

Messieurs les juges,

Ce procès se rapporte à la violence et à la misère qui ont anéanti l’existence de millions d’habitants du nord de l’Ouganda. Des gens ordinaires, qui ne demandaient qu’à vivre en paix, ne pouvaient plus résider dans les villages où ils étaient nés et avaient été élevés. À cause de violentes attaques dirigées contre les civils par un groupe armé autoproclamé l’« Armée de résistance du Seigneur » ou la « LRA », ces gens ordinaires ont été contraints de se réfugier dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et, bien souvent, de dépendre de l’aide alimentaire internationale. Ces camps étaient, eux aussi, régulièrement la cible d’attaques terrifiantes.

Video:

 https://youtu.be/n0nmvIn-94o

D’après l’Organisation des Nations Unies, au milieu de l’année 2005, bien plus d’un million de personnes des districts de Gulu, Kitgum et Pader de la région acholi vivaient officiellement dans des camps de déplacés. Pendant ce temps, presque un demi-million de personnes se trouvaient dans les camps des districts d’Apac et Lira, dans le pays lango. Enfin, il y avait plus de 150 000 déplacés dans les districts de Katakwi, Soroti, Kumi et Kaberamaido, dans le pays teso.

Quand ces camps ont été attaqués par la LRA, les assaillants ont massacré les résidents qui s’y trouvaient, brûlé leurs maisons et réduit les survivants à l’état d’esclaves, qui devaient transporter leurs animaux d’élevage, leur nourriture, leurs vêtements, leur argent et d’autres produits de première nécessité dont les habitants avaient besoin pour survivre. Les enfants étaient enlevés pour de plus longues périodes afin d’être incorporés comme soldats dans les rangs des assaillants et de servir d’esclaves sexuelles.

Au cours de ce procès, la présentation devant la Cour portera en particulier sur quatre attaques, survenues entre octobre 2003 et juin 2004. Celles-ci ont eu lieu à Pajule, Odek, Lukodi et Abok. Au bas mot, ces villages comptaient alors 35 000 âmes. Environ 4 000 personnes ont demandé à participer à ce procès en tant que victimes de ces quatre attaques.

Ces lieux forment en gros un triangle. Pajule se trouve dans le district de Pader, Odek et Lukodi dans le district de Gulu et Abok est juste après la frontière, dans le district d’Oyam, dans le pays lango. Ces attaques ont été sélectionnées parce que l’Accusation a été en mesure de recueillir un ensemble substantiel et cohérent d’éléments permettant d’établir ce qu’il s’est passé en détail et de faire le lien avec M. Dominic Ongwen, l’accusé en question.

L’Accusation présentera, pour la plupart, trois types d’éléments de preuve. D’abord, elle s’appuiera sur les récits de victimes au sujet de ces attaques. Ensuite, elle appellera à la barre d’anciens combattants de la LRA pour qu’ils nous disent ce qu’ils ont fait et sur les ordres de qui ils agissaient. Enfin, ce qui est sans doute le plus révélateur, l’Accusation fera entendre à la Cour des enregistrements sonores des communications radio passées entre les chefs d’unité de la LRA au moment des attaques en question et d’autres documents fiables y afférents. Ces éléments démontreront clairement que ces quatre attaques à Pajule, Odek, Lukodi et Abok étaient terrifiantes.

Les images qui s’affichent à présent sur l’écran montrent les effets physiques de l’une de ces attaques, au camp de Lukodi. Je dois vous avertir que certaines de ces images sont extrêmement choquantes.

Un grand nombre de civils qui habitaient ces camps ont été tués ou blessés. Il s’agit d’innocents qui n’avaient rien à voir avec le violent conflit qui faisait rage dans le nord de l’Ouganda. Certains ont été brutalement torturés de diverses manières et avec cruauté. Des centaines d’entre eux ont été enlevés et forcés à porter le butin des pillages. Ceux qui ne marchaient pas assez vite étaient frappés et abattus. Des mères qui allaitaient, dont les bébés retardaient leur marche ou qui simplement pleuraient trop bruyamment, ont vu leurs bébés se faire tuer sans la moindre pitié ou jetés dans la brousse et abandonnés en chemin.

Les pillages pourraient paraître moins graves par rapport aux autres crimes commis lors de ces attaques. Il n’en est rien. Les victimes de ces pillages vivaient sur le fil du rasoir. Seuls les animaux d’élevage, les casseroles, les vêtements et le peu de nourriture et d’argent qu’elles possédaient leur permettaient de survivre et de ne pas périr. Pour les soldats de la LRA, le calcul était simple : ils avaient les armes et pouvaient alors se livrer à ces pillages quelles qu’en soient les conséquences pour leurs victimes.

Messieurs les juges,

Au vu des éléments de preuve, à chaque occasion, Dominic Ongwen a joué un rôle important dans la planification et l’exécution des quatre attaques. Lors de toutes ces attaques, à l’exception de Pajule, il commandait l’une des quatre principales unités chargées des opérations de la LRA, la brigade Sinia.

Outre sa responsabilité dans l’attaque des quatre camps, il doit répondre de crimes liés à l’enlèvement d’enfants et leur utilisation par la LRA comme soldats ou femmes mariées de force et esclaves sexuelles.

Ce procès a pour finalité d’établir s’il peut être prouvé au-delà de tout doute raisonnable que Dominic Ongwen est pénalement responsable de ces crimes.

Au cours du procès, il y aura inévitablement une présentation générale de la situation qui prévalait dans le nord de l’Ouganda il y a dix ans et demi. Toutefois, de nombreux événements, de nombreux crimes, de nombreux auteurs de crimes et de nombreuses victimes seront à peine évoqués dans les débats voire pas du tout.

L’Accusation a dû faire des choix en fonction des preuves dont elle disposait et limiter l’étendue des affaires qu’elle présente. Nous nous efforcerons de veiller à ce que de ce procès jaillisse la vérité et rien que la vérité pour ce qui est des crimes reprochés. Nous ne saurions retracer, au cours de ce procès, toute l’histoire du conflit qui a ravagé le nord de l’Ouganda.

Messieurs les juges,

Pendant la période en cause dans cette affaire, Dominic Ongwen est devenu l’un des principaux commandants de la LRA. Entre 2002 et 2005, il a d’abord été chef de bataillon, puis a été rapidement promu, en raison de sa loyauté indéfectible et de sa férocité, à la tête de l’une des quatre brigades de combat de la LRA. Au vu de certains éléments de preuve, au second semestre 2005, M. Ongwen était le commandant le plus haut placé de la LRA en Ouganda.

Quelle était donc la nature de la LRA, cette organisation au sein de laquelle Dominic Ongwen a joué un rôle si important et qui a semé la destruction et apporté la misère aux gens du nord de l’Ouganda ?

La LRA a été fondée et dirigée par un certain Joseph Kony. Il est l’un des cinq individus tombant sous le coup d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour en 2005. Il est toujours en fuite. Nous avons de bonnes raisons de penser que trois des autres individus faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour, à savoir Messieurs Vincent Otti, Raska Lukwiya et Okot Odhiambo, sont décédés. Dominic Ongwen, le cinquième, comparaît aujourd’hui dans le cadre de son procès.

Il suffit de dire, pour le moment, que la LRA est un groupe armé qui prend forme dans le nord de l’Ouganda à la fin des années 1980. Son objectif est alors de renverser le gouvernement de Yoweri Museveni, Président de l’Ouganda. Il ne s’agit, au début, que d’un groupe parmi d’autres, mais en 1990, les forces de Kony constituent le seul mouvement armé de grande ampleur luttant encore contre le gouvernement dans le pays acholi. La LRA était un groupe armé discipliné et hiérarchisé disposant d’une structure formelle calquée sur celle d’une armée conventionnelle. Son quartier général était appelé « Control Altar ». Ses principales unités en service actif étaient les quatre brigades appelées « Sinia », « Gilva », « Trinkle » et « Stockree ». Les ordres étaient transmis via la chaîne de commandement et il était rendu compte des opérations jusqu’en haut de celle-ci. En mars 2004, Dominic Ongwen commandait la brigade Sinia.

La discipline dans les rangs de la LRA était stricte et toute entorse au règlement était brutalement sanctionnée. Ceux qui tentaient de déserter s’exposaient à un châtiment particulièrement sévère : ceux qui se faisaient prendre étaient soit mis à mort soit bastonnés si durement qu’ils en conservaient, bien souvent, les blessures à vie. Malgré tout, la majorité des personnes enlevées sont finalement parvenues à se tirer des griffes de la LRA. De nombreux témoins à charge expliqueront devant la Cour comment ils ont pu s’échapper.

Au milieu des années 1990, la LRA et le Gouvernement ougandais entament des pourparlers de paix. Lorsque ces pourparlers échouent, le Gouvernement soudanais commence à fournir un appui à la LRA. Ce mouvement installe alors des bases semi-permanentes dans le sud du Soudan, d’où il peut lancer ses attaques contre des cibles ougandaises.

Cette situation perdure jusqu’en 2002, lorsque les autorités soudanaises permettent aux Ougandais de pénétrer sur le territoire soudanais pour lancer une nouvelle opération militaire contre la LRA baptisée « main de fer ». Kony et son haut commandement échappent à la mort ou à la capture, mais la majorité des forces du mouvement quittent le Soudan et étendent leurs opérations dans de nouvelles régions du nord de l’Ouganda, dont les districts de Lira, Soroti, Apac et Katakwi. S’ensuivent alors plusieurs attaques et atrocités aux conséquences désastreuses commises par les soldats de la LRA, dont les quatre qui feront l’objet de ce procès.

Messieurs les juges,

Selon l’Accusation, les camps de déplacés ont été pris pour cible parce que la LRA considérait les réfugiés de ces camps protégés par le gouvernement, dans le nord de l’Ouganda, comme ses ennemis, malgré les revendications de son chef selon lesquelles elle combattait pour la liberté et la démocratie.

La logique de la LRA était simple et consistait en ceci : « si vous n’êtes pas avec nous, alors vous êtes contre nous ». Tout civil qui n’était pas disposé à soutenir sa lutte contre le gouvernement était considéré comme un ennemi, ce qui s’est traduit par des persécutions pour des motifs politiques, qui constituent un crime contre l’humanité. C’est précisément cette politique de persécution qu’appliquaient Dominic Ongwen et les combattants qu’il commandait. Les crimes commis à Pajule, Odek, Lukodi et Abok s’inscrivaient tout simplement dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique lancée contre la population civile.

Entre juillet 2002 et décembre 2005, il y a eu littéralement des centaines d’attaques contre des cibles civiles. Il ne s’agissait pas seulement d’attaques à grande échelle soigneusement orchestrées contre des camps de déplacés. Des personnes qui circulaient à bord de minibus sur les routes du pays sont tombées dans des embuscades. Des véhicules utilitaires ont été arrêtés et pillés. Des enfants ont été enlevés sur le chemin de l’école. Ces attaques ont eu un effet dévastateur sur la population du nord de l’Ouganda.

Les preuves à charge en l’espèce démontreront que Dominic Ongwen était directement impliqué dans nombre de ces attaques lancées par la LRA sur des civils dans le nord de l’Ouganda. Une partie du dossier à charge montre qu’il savait que les crimes qu’il commettait à Pajule, Odek, Lukodi et Abok s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique. Permettez-moi de vous donner quelques exemples:

a) Des combattants de la LRA ont attaqué des civils à Ojwii en 2002 sur ordre de Dominic Ongwen;

b) Un adolescent de 14 ans, enlevé à Palabek Gem en septembre 2002, se souvient que M. Ongwen avait ordonné à de jeunes enfants de tuer des civils kidnappés. À un moment bien déterminé, Dominic Ongwen a donné l’ordre à ce garçon, et à d’autres, de tuer un vieil homme en le mordant et en le lapidant jusqu’à ce que mort s’ensuive;

c) En outre, en 2002, des attaques dirigées ou orchestrées par Dominic Ongwen ont été perpétrées à Atiak et à Pader contre des civils;

d) En avril 2003, Joseph Kony s’était plaint lors d’échanges radiophoniques avec ses commandants supérieurs que les résidents du camp de Lagile étaient devenus un « problème ». Dominic Ongwen a apporté la solution à ce problème : il a attaqué le camp, incendié des foyers, tué 20 civils et en a enlevé beaucoup d’autres;

e) En septembre 2003, peu de temps avant l’attaque contre Pajule, Dominic Ongwen a signalé à la radio qu’il avait attaqué une mission ecclésiastique à Opit;

f) En octobre 2003, Dominic Ongwen a joué un rôle important dans l’attaque contre Pajule qui lui est reprochée;

g) En novembre 2003, selon des communications radio de la LRA, Dominic Ongwen aurait mené une attaque à Labwor Omor où ses combattants se sont fait passer pour des soldats de l’armée ougandaise avant d’ouvrir le feu sur des clients dans un bar. Des civils auraient été tués, d’autres auraient été enlevés et des maisons incendiées;

h) En février 2004, Dominic Ongwen a rapporté à ses supérieurs hiérarchiques qu’il avait conduit une attaque à Koc Ongako, au cours de laquelle il avait mis le feu à toutes les maisons;

i) En avril, mai et juin 2004, Dominic Ongwen a perpétré les attaques qui lui sont reprochées à Odek, Lukodi et Abok;

j) En août de la même année, Dominic Ongwen a rendu compte du succès d’une embuscade qu’il avait tendue sur la route d’Awach. Il a rapporté que plusieurs personnes avaient été tuées, dont le conducteur d’un « boda-boda » ou moto taxi;

k) À Acet, en 2004, des garçons et des filles âgés de 13 à 15 ans ont été enlevés sur ordre de Dominic Ongwen.

Outre ces attaques, l’Accusation reproche à Dominic Ongwen d’avoir joué un rôle essentiel dans deux activités menées à long terme, cruciales pour la pérennisation de la LRA. Toutes deux se rapportaient à l’enlèvement d’enfants, certains âgés de six ans seulement, arrachés de leur maison familiale.

Afin de maintenir les capacités de combat de la LRA, des enfants ont été kidnappés et recrutés pour devenir des enfants soldats. D’après un témoin de l’Accusation, lui-même enlevé par la LRA, la majorité des soldats du groupe de Dominic Ongwen en 2003 et en 2004 étaient des enfants âgés de moins de 18 ans, et 70 à 80% d’entre eux avaient entre 13 et 15 ans.

Les enfants soldats suivaient un entraînement militaire rudimentaire et enduraient des mesures disciplinaires barbares. Il leur était régulièrement demandé de participer non seulement à des attaques meurtrières lancées contre des camps de civils, mais aussi à des actes individuels de torture et de meurtre élaborés pour les convaincre que la société civile n’accepterait jamais leur réinsertion.

Au vu des dispositions du Statut de Rome, les crimes de conscription et d’utilisation d’enfants soldats sont constitués lorsque ces derniers ont moins de 15 ans, mais les éléments en l’espèce démontrent sans équivoque que la responsabilité de Dominic Ongwen est engagée pour des crimes commis contre des enfants bien plus jeunes. Un des témoins sur lequel l’Accusation s’appuie, lui-même tout juste âgé de neuf ans au moment de son enlèvement au cours de l’attaque du camp de déplacés d’Odek par les troupes de Dominic Ongwen, a indiqué que des enfants qui n’avaient pas plus de six ans avaient suivi une formation militaire dans la brigade de ce dernier. Il a fait remarquer qu’ils étaient si petits que le bout du canon de leur fusil AK47 traînait sur le sol quand ils le portaient à l’épaule.

Des photographies de certains des témoins à charge ont été prises peu de temps après leur désertion de la brigade Sinia de Dominic Ongwen. L’identité de ces témoins ne sera pas révélée au public pour les protéger mais, pour ceux qui se trouvent dans le prétoire, leur très jeune âge manifeste, à une époque où nombre d’entre eux se trouvaient déjà au sein de la LRA depuis un certain nombre d’années, est tout à fait choquant.

Le chef de la LRA, Joseph Kony, considérait qu’il était très facile de manipuler ces enfants pour en faire les combattants sans pitié dont il avait besoin pour continuer à mener sa politique de meurtres et de persécutions. Par conséquent, Kony et d’autres commandants de haut rang de la LRA, dont Dominic Ongwen, ont orchestré l’horrible mise en scène de ces crimes abominables très souvent perpétrés par des enfants qui étaient eux-mêmes des victimes quelques années voire quelques mois plus tôt.

Dans ce qui semble être la marque d’une étonnante assurance, Joseph Kony et son bras droit Vincent Otti, ont participé, en décembre 2002, à une émission recevant des appels d’auditeurs, diffusée sur la station de radio Mega FM, basée à Gulu. Kony a parlé de sa politique d’enlèvements d’enfants pour grossir les rangs de ses combattants. Il savait qu’il s’agissait là d’une question sensible : en dépit de ses grandes revendications à propos de la lutte pour la liberté et la démocratie, il était manifestement embarrassé. Il savait qu’il était impossible de justifier l’utilisation de jeunes garçons comme soldats. Au début, il a fait mine de nier les enlèvements d’enfants par la LRA puis il a concédé : « [c]’est comme ça que nous recrutons. » Il a poursuivi, comme pour se justifier, en déclarant : « [c]’est comme ça que Museveni procédait quand il était dans la brousse, par des enlèvements. » Voilà la politique que Dominic Ongwen appliquait quand il enrôlait des enfants de moins de 15 ans dans sa brigade et quand il les utilisait pour les faire participer à des hostilités.

Les enlèvements perpétrés par la LRA servaient également un autre but, qui consistait à enlever des filles et des jeunes femmes dans l’intention de les contraindre à servir d’épouses ou d’esclaves sexuelles pour les commandants et les combattants de la LRA.

Là encore, les activités de la LRA à cet égard n’étaient un secret pour personne. Les paroles de Vincent Otti, qui s’est exprimé dans l’émission de radio diffusée en décembre 2002 et à laquelle j’ai fait référence plus tôt, étaient sans équivoque. Il a déclaré : « [j]e souhaite vous assurer que les filles que nous prenons et que nous envoyons dans la brousse sont nos mères. » Il a continué en ces termes : « […] nous prenons toujours les jeunes qui ne sont pas infectées par le VIH. » La seule interprétation raisonnable de ces paroles est que la politique appliquée par la LRA consistait à enlever des jeunes filles pour avoir des rapports sexuels.

Ces épouses contraintes et forcées n’avaient pas le choix. Elles étaient traitées comme un butin de guerre, étaient attribuées à titre de récompense, sans avoir leur mot à dire, comme s’il s’agissait d’objets inanimés. Lorsqu’elles hésitaient à accepter les avances sexuelles des hommes auxquels elles avaient été attribuées ou qu’elles se refusaient à eux, elles étaient sauvagement battues à plusieurs reprises. Si elles étaient soupçonnées de vouloir s’échapper, elles étaient matraquées ou tuées.

Elles étaient détenues pendant des mois et, dans bien des cas, pendant des années, pour servir d’esclaves sexuelles et de domestiques, et étaient soumises à des viols répétés. Nombre d’entre elles sont tombées enceintes, sans avoir leur mot à dire sur la question, et certaines ont donné naissance à de nombreux enfants, eux-mêmes intégrés dans les rangs de la LRA par la suite.

En qualité de haut commandant de la LRA, Dominic Ongwen a grandement bénéficié de la détresse des femmes et des filles enlevées. Parmi ses très nombreuses épouses contraintes et forcées, sept ont déjà témoigné à propos de leur expérience personnelle.

Par exemple, le témoin à charge dont le pseudonyme est P 0227 a fait le récit de son enlèvement. Cette femme a déclaré à la Cour qu’un peu plus d’un mois après avoir été enlevée, Ongwen l’avait convoquée chez lui. Elle tremblait de peur. Il a exigé d’avoir un rapport sexuel qu’elle n’était pas en mesure de lui refuser. Elle a eu l’impression que « sa vie toute entière était entre ses mains ». Il l’a pénétrée de force dans le vagin et l’anus avec son pénis. Il l’a menacée avec sa baïonnette pour la faire taire lorsque qu’elle s’est mise à pleurer et à crier.

Après le viol, Ongwen et tous les membres de son entourage ont considéré ce témoin comme étant son épouse. Elle ne pouvait pas s’échapper. Lorsqu’elle a été soupçonnée d’avoir tenté de prendre la fuite, elle a été passée à tabac. Une autre fois, Dominic Ongwen a ordonné qu’elle soit battue pour avoir passé un moment dans la maison d’un autre combattant de la LRA. Elle a pu constater ce à quoi pouvaient mener les soupçons d’Ongwen au sujet d’une autre femme qu’il avait prise comme épouse dans le cadre d’un mariage forcé. Pensant que cette dernière avait manifesté de l’intérêt pour un autre homme, il avait ordonné aux enfants soldats qui lui servaient de gardes du corps de la punir en lui administrant une centaine de coups de bâtons.

Suite à son viol par Dominic Ongwen, le témoin a donné naissance à un fils. Elle n’avait pas eu le choix. Elle ne se sentait pas encore prête à devenir mère à ce moment-là.

Un autre témoin à charge, P 0101, qui avait 14 ans à l’époque des faits, a fourni des informations accablantes au sujet du comportement de Dominic Ongwen à l’égard des jeunes filles qui étaient livrées à sa merci. Cette femme a parlé de sa propre expérience, ayant été elle-même violée par l’intéressé, et nous a également fait part de ce qu’elle a pu observer pendant plusieurs années. Elle a déclaré à la Cour : « […] vous êtes violée alors que vous êtes encore jeune […] Dominic était le pire d’entre eux à l’égard des jeunes […] filles […] [I]l […] avait des relations sexuelles avec de très jeunes filles ».

Toutefois, il est évident que la responsabilité de Dominic Ongwen va bien au-delà des crimes qu’il a lui-même perpétrés. Au sein de la brigade Sinia, Ongwen a commandé des structures au travers desquelles des pratiques telles que l’enlèvement, le mariage forcé, le viol, la torture, l’esclavage et l’esclavage sexuel étaient institutionnalisées. Des centaines de filles ont été victimes de ces crimes alors qu’elles se trouvaient sous l’emprise des combattants de la LRA auxquels Dominic Ongwen livrait ces filles.

Les répercussions pour ces filles et ces femmes étaient dramatiques sur le plan physique mais elles s’accompagnaient également de séquelles durables sur le plan mental. Pour celles qui ont survécu, après avoir pris la fuite ou avoir été libérées, il a fallu vivre tant bien que mal, et encore aujourd’hui, affronter la stigmatisation liée à leur statut d’« épouse » de la LRA, une perversion du véritable sens de ce mot.

L’espoir qu’elles ont pu avoir de se réinsérer dans la société et de tisser de nouvelles relations conjugales, malgré les efforts déployés par plusieurs organisations qui s’emploient à leur apporter un soutien et à les aider à s’assumer, est anéanti. Il ne faut pas non plus oublier une autre catégorie de victimes : les enfants de ces mariages forcés nés en captivité, qui doivent parfois affronter hostilité et sarcasmes liés à leurs origines.

Je souhaite enfin évoquer le parcours de Dominic Ongwen. Un aspect de cette affaire est lié au fait qu’Ongwen est certes soupçonné d’avoir commis ces crimes mais qu’il a lui-même été une victime. Il a déclaré devant les juges avoir été lui-même enlevé à son domicile par des combattants appartenant à la génération précédente de la LRA, lorsqu’il était âgé de quatorze ans. Il a donc vraisemblablement subi lui-même un traumatisme lorsqu’il a été séparé de sa famille puis subi les violences de ses ravisseurs et été initié à la violence du mode de vie des soldats de la LRA. Il a été présenté comme une victime et non pas comme un criminel.

Les personnes qui suivent avec intérêt l’affaire portée à l’encontre de Dominic Ongwen éprouveront peut-être des sentiments partagés. Elles seront horrifiées et révoltées par ses actes mais ressentiront également de la compassion. Les témoignages de nombreux enfants victimes dans cette affaire pourraient, dans d’autres circonstances, s’appliquer à l’histoire de l’accusé lui-même.

Les éléments de preuve font clairement apparaître qu’il faisait, parfois aussi, preuve de gentillesse. L’un des témoins à charge a déclaré que Dominic Ongwen était en règle générale un homme bon, qui jouait et plaisantait avec les garçons placés sous son commandement et qui était apprécié de tous. Toutefois, le même témoin, une femme, a également déclaré que, alors qu’elle pensait être encore trop jeune pour tomber enceinte, Ongwen l’avait forcée à avoir des relations sexuelles avec lui et elle savait qu’elle serait passée à tabac si elle s’y opposait. Elle a également déclaré qu’elle avait encore des cicatrices sur les seins après avoir été battue par Ongwen qui l’avait punie car elle n’avait pas fait son lit.

La réalité, c’est que les hommes cruels peuvent parfois avoir bon cœur et que les hommes bons peuvent parfois faire preuve de cruauté. Il est rare qu’une personne se comporte toujours de la même façon. Et la figure de la victime qui devient à son tour bourreau n’est pas l’apanage des tribunaux internationaux : on la retrouve dans toutes les juridictions pénales. Des enfants livrés à eux-mêmes dans certains quartiers délaissés et sinistres sont initiés, malgré eux, à la brutalité de la vie des gangs, avant de tomber à leur tour dans la criminalité. Il appert invariablement que ceux qui maltraitent les enfants ont eux mêmes été maltraités dans leur enfance.

Le fait d’avoir été soi-même victime dans le passé ne peut ni justifier ni excuser la persécution d’autrui. Chaque être humain doit assumer la responsabilité morale de ses actes. Et la finalité des procédures pénales portées devant la CPI ne consiste pas à définir les qualités morales de la personne accusée, mais à juger les actes criminels qu’elle a commis. Nous n’avons pas l’intention de nier que M. Ongwen a été une victime pendant son enfance mais de prouver ce qu’il a fait, ce qu’il a dit et les répercussions de ces actes sur ses nombreuses victimes.

Cette Cour ne se prononcera pas sur sa bonté ou sa méchanceté ni sur la question de savoir s’il mérite de la compassion mais sur sa culpabilité pour ce qui est des graves crimes qu’il a commis à l’âge adulte et dont il est accusé.

Dominic Ongwen est devenu l’un des commandants les plus hauts gradés de la LRA en adoptant, sans se faire prier, les méthodes violentes de ce mouvement et en démontrant qu’il n’hésiterait pas à s’investir davantage et à faire preuve d’encore plus de brutalité que d’autres officiers du groupe armé à l’égard de la population du nord de l’Ouganda.

Joseph Kony l’a félicité pour les attaques lancées par ses hommes contre des civils. Il était présenté aux autres commandants moins zélés de la LRA comme un exemple à suivre.

En tant que haut commandant, Dominic Ongwen exerçait lors des opérations un contrôle total sur les soldats qu’il avait sous ses ordres. Il aurait pu, à tout moment, ordonner à ces derniers de se rendre à la caserne la plus proche de l’armée ougandaise, afin de se livrer et de déposer les armes. Il aurait également pu adopter la démarche que tant d’autres hommes placés sous son commandement ont suivie et retrouver sa liberté individuelle en désertant tout simplement. Après tout, en qualité de commandant, il n’avait à craindre ni les bastonnades ni les exécutions sommaires qu’il infligeait lui-même aux déserteurs dont la fuite avait tourné court. Il se trouvait souvent à une distance de plusieurs jours ou plusieurs semaines de marche de ses supérieurs hiérarchiques de la LRA. Or, des chefs de bataillon qui appartenaient à la brigade Sinia, qu’il commandait, ont déserté pendant cette période.

Entre juillet 2002 et décembre 2005, les archives de la Commission d’amnistie révèlent que plus de 9 000 membres de la LRA se sont rendus et ont été amnistiés. Dominic Ongwen, quant à lui, n’a pas suivi cette voie. Il a au contraire accepté le pouvoir et l’autorité que lui conféraient son grade et ses fonctions. Il planifiait et exécutait des opérations qui ont plongé dans la misère ou causé la mort de centaines de gens ordinaires et il en faisait le récit par radio avec enthousiasme et sans regrets.

L’un des carnets utilisés par l’armée ougandaise (UPDF) pour consigner les communications radio entre les commandants de la LRA contient une description de l’annonce, par Dominic Ongwen, de son intention en août 2004, et je cite, de : « […] commencer sérieusement à tuer des civils. Il vient de déclarer qu’il avait déployé des groupes de soldats chargés de commettre des atrocités et que la population allait bientôt en entendre parler à la radio ».

Si vous me le permettez, je souhaite vous faire entendre de courts extraits d’un enregistrement sonore d’une communication radio interceptée entre Vincent Otti, alors numéro 2 de la LRA, et Dominic Ongwen. Otti demande à Ongwen d’achever son rapport sur Odek, qu’il avait commencé plus tôt.

Malgré la médiocre qualité sonore de l’enregistrement, ce que vous venez d’entendre est important pour deux raisons. D’abord, il s’agit d’un aveu direct, de première main, de Dominic Ongwen, puisqu’il admet avoir tué de nombreux civils. Ensuite, cet enregistrement démontre que, bien qu’Ongwen n’hésite pas à avouer qu’il a tué des gens, il semble mal à l’aise par rapport au fait qu’il s’agisse de civils, même lorsqu’il s’adresse à d’autres membres de la LRA. Il est conscient d’avoir mal agi. Il éprouve des difficultés à employer le terme ouvertement. Aussi évite-t-il de le prononcer à deux reprises, la première fois en appelant les civils qu’il a tués « nos collègues » et, la seconde fois, en employant le terme « waya », qui est d’usage courant dans le jargon de la LRA. Ce mot signifie « tante » en acholi mais il désignait les civils dans le jargon de la LRA. Je vais vous laisser écouter ces extraits sonores une nouvelle fois, en marquant une pause après chacun d’eux.

Ongwen dit à Otti qu’il a « juste abattu [leurs] collègues ».

Otti l’entend mal car la qualité du son est mauvaise. Il dit : « Juste quoi ».

Ongwen répète : « Je viens juste d’abattre des gens ».

Un peu plus tard au cours de la même conversation, ils parlent à nouveau de ces gens qui ont été tués. Ces gens que Dominic Ongwen a tués étaient-ils des soldats ? Non.

Ongwen se vante auprès d’Otti : « Attend un peu que les gens entendent parler de ces « waya » [civils] ; on les a tous tués ».

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