Thursday, April 18, 2024

Derrière les murs du Palais de la Paix : permanence et changements de la Cour internationale de Justice

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S.E. M. Philippe Couvreur est arrivé à La Haye en avril 1982, où il a d’abord occupé le poste d’assistant spécial aux bureaux du greffier et du greffier adjoint de la Cour internationale de Justice.

Il a ensuite exercé les fonctions de Secrétaire, Premier Secrétaire et Secrétaire juridique principal, avant d’être élu Greffier de la Cour en 2000, et réélu en 2007 et 2014.

Pour marquer l’anniversaire de ses débuts à la Cour, il y a 35 ans, Diplomat Magazine l’a invité à témoigner de son expérience unique au service de cette institution, des évolutions qu’il a pu y observer, et à partager le regard qu’il porte sur les changements qui ont marqué la Cour et La Haye au cours des trois dernières décennies.

Philippe Couvreur avec le Pape Jean-Paul II prise le 13 mai 1985.

Je suis arrivé à La Haye en avril 1982 — de façon aussi inattendue que j’avais entamé des études de droit treize ans auparavant (mais c’est là une autre histoire…) — pour occuper un poste temporaire à la Cour internationale de Justice. La Cour était alors la seule institution judiciaire internationale existante au plan universel.

Son activité, particulièrement faible à la fin des années 1970, ne pouvait en ce temps-là guère laisser présager du succès que rencontrerait la Cour dans les décennies à venir. Mon bienveillant maître de Louvain, le professeur Paul de Visscher, fils du célèbre internationaliste Charles de Visscher, unique juge belge à la Cour, m’avait prédit des jours aussi sereins qu’heureux, écoulés à lire et à écrire des ouvrages dans la solitude des imposants murs de la bibliothèque du Palais de la Paix…

Les mémoires ont été dûment déposés dans l’affaire El Salvador c. Honduras dans la salle Bol le 1 juin 1988, l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime.

En rejoignant la Cour, un frais matin d’avril, dont je garde un souvenir très précis, le jeune juriste que j’étais découvrit, non sans étonnement, une organisation de taille très modeste, le Greffe, qui en est l’organe administratif, alors composé de moins d’une quarantaine de fonctionnaires. Le fonctionnement de la Cour reposait entièrement sur cette équipe restreinte de personnel permanent, auquel s’ajoutait, selon que de besoin, un personnel temporaire pour faire face au surcroît de travaux linguistiques et de sténodactylographie lors des sessions (publiques et privées) de la Cour.

Je me rappelle avoir été frappé par la personnalité haute en couleur de certains de ces traducteurs indépendants, dont la grande culture littéraire m’émerveillait. Cette structure très économique du Greffe impliquait une grande polyvalence de ses membres, et les Secrétaires de la Cour — ses fonctionnaires supérieurs — étaient appelés, en sus de leurs travaux de recherches juridiques, de préparation des documents de la Cour, et de rédaction de la correspondance diplomatique, à assumer eux-mêmes l’essentiel des tâches linguistiques (traduction et interprétation) et d’information, ainsi que la supervision de nombreuses activités administratives et logistiques.

La Grande salle de Justice, l’affaire Relative au Timor Oriental (Portugal c. Australie) Arrêt du 30 juin 1995.

Il n’était nullement rare qu’un nouveau venu comme moi ait à passer week-ends et nuits blanches au Palais de la Paix à effectuer les travaux les plus divers… allant jusqu’à imprimer et polycopier, sur de vieilles machines à stencils ronéotype, des décisions dont la Cour devait donner la lecture en séance publique le lendemain !
Dès mon arrivée au Greffe, j’ai eu le bonheur et le privilège d’être initié et associé à l’ensemble des fonctions de l’institution sous la patiente supervision de personnalités d’exception, tels que MM. Torres Bernárdez et Pillepich, alors respectivement Greffier et Greffier adjoint. J’en ai retiré le plus grand bénéfice, puisque cette immersion sans préparation dans toutes les facettes de l’activité du Greffe m’a permis d’acquérir de ce dernier une connaissance unique — de l’intérieur — et sous tous ses aspects —, un acquis particulièrement précieux au moment où j’ai été amené, bien des années plus tard, à assumer la délicate responsabilité d’en assurer la gestion au plus haut niveau.

Devenir un fonctionnaire du Greffe au début des années 1980 signifiait accepter de se couler sans discussion dans un moule à tous égards exigeant, et se donner corps et âme, avec humilité et discrétion, à l’institution, sans penser à soi ni parler de soi.

Depuis ces années d’initiation, j’ai été le témoin de profondes transformations de la Cour, rendues inévitables à la fois pour répondre à l’accroissement considérable de ses activités, avec la disparition du monde bipolaire qui avait relégué le règlement judiciaire à un rôle quelque peu marginal, et pour saisir les opportunités nouvelles offertes, notamment, par le progrès des technologies et de la communication. Entre 1982 et aujourd’hui, le nombre de fonctionnaires a ainsi presque triplé (il a quasiment doublé depuis l’an 2000, année de ma première élection en tant que Greffier). L’organisation du travail a été progressivement spécialisée entre les divers départements, juridique, linguistique et chargé de l’information, qui furent créés en 1997, et les services techniques. Par ailleurs, les Membres de la Cour ne disposèrent pas, pendant longtemps, de « référendaires » — ils s’y sont d’ailleurs longtemps refusés—, et l’assistance apportée aux juges en matière judiciaire était principalement répartie entre les fonctionnaires du Département des affaires juridiques.

H.E. Philippe Couvreur avec la Reine Beatrix photo prise pendant le 50 eme anniversaire de la Cour (18-04-1996).

Les cinq premiers postes de juristes référendaires ne furent obtenus de l’Assemblée générale et créés qu’en 2002, à l’issue de difficiles négociations que je me souviens avoir menées avec beaucoup de plaisir et d’intérêt ; le nombre de ces postes s’est progressivement accru, pour s’élever à quinze aujourd’hui.

Les divers développements qui ont marqué le monde au cours des dernières décennies n’ont pas manqué de soulever pour la Cour de nouveaux défis. Comme c’est le cas pour toute institution, elle n’a pu les relever en faisant table rase des enseignements de son histoire ni, à l’inverse, en ne saisissant pas toutes les opportunités offertes par le temps présent. A ces différents égards, la Cour est certainement parvenue, au fil des ans, à assurer un équilibre, toujours délicat, entre changements et continuité.

La continuité de la Cour est bien sûr inscrite dans son Statut, qui fait partie intégrante de la Charte des Nations Unies, et reflétée dans ses méthodes judiciaires, qui ont été très largement élaborées par sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale, et héritées d’elle. Cette continuité historique était particulièrement présente lorsque j’ai rejoint le Greffe.

Ainsi, en manière d’anecdote, divers hauts fonctionnaires alors en poste avaient eux-mêmes côtoyé, au début de leur carrière, d’anciens fonctionnaires de la Cour permanente. Tous nourrissaient à l’égard de cette dernière le plus grand respect. Il régnait d’ailleurs dans les couloirs du Palais de la Paix une atmosphère feutrée et délicieusement surannée, évocatrice de la défunte Société des Nations. Je me souviens en avoir encore utilisé maintes fournitures de bureau !
La continuité jurisprudentielle et procédurale entre les deux Cours constitue pour les Etats une garantie importante de sécurité et de prévisibilité juridiques. Cette continuité, juridique et historique, de même que l’expérience accumulée en plus de quatre-vingt-dix ans d’exercice de la fonction judiciaire, sont pour la Cour un facteur crucial de légitimité.

H.E. Philippe Couvreur vec le Roi Willem-Alexander photo prise pendant le 70 eme anniversaire de la Cour (20-04-2016).

En même temps, la Cour a eu, à l’évidence, à s’adapter aux changements du monde réel dans lequel elle opère, comme aux nécessités et opportunités nouvelles de chaque époque traversée.

L’une des transformations notoires auxquelles j’ai assisté fut l’ouverture croissante de la Cour sur l’extérieur : longtemps à l’écart, à dessein, des organes politiques des Nations Unies, la Cour a souhaité se faire plus et mieux entendre de ces organes et des Etats membres. Elle a ainsi rompu avec ce qui était parfois perçu comme un « splendide isolement » au sein des Nations Unies, même si elle défend toujours jalousement son autonomie. La Cour doit en outre désormais également tenir compte des nombreuses autres juridictions, internationales ou régionales, qui ont été créées ces dernières années, et veiller, autant que possible, à assurer l’harmonie du « concert judiciaire » que permet ce foisonnement de cours et tribunaux sur la scène internationale.

Davantage ouverte sur la communauté internationale et ses réalités, la Cour s’est montrée de plus en plus attentive, non seulement à sa place dans l’Organisation des Nations Unies, mais aussi à la poursuite des objectifs de celle-ci et à sa mission propre au service du règlement pacifique des différends internationaux. Des différends de plus en plus complexes, tant juridiquement que factuellement, en même temps que politiquement plus denses, lui ont été soumis. En révisant constamment, selon que de besoin, ses méthodes de travail, elle a su les résoudre rapidement et efficacement, à un coût particulièrement modeste pour la communauté internationale, tout en assurant le développement du droit.

Enfin, pour conclure sur une note plus prosaïque, mais qui est loin d’être négligeable, je ne peux taire la chance que j’ai eue de connaître l’extraordinaire développement de la ville de La Haye au cours des 35 dernières années. Celle-ci offre aujourd’hui à la Cour, comme aux nombreuses institutions internationales qui s’y sont installées à sa suite, une qualité de vie et un cadre de travail uniques, qui sont très loin de ressembler à ce que j’ai trouvé en y arrivant.

A l’image de l’imposante stature du Palais de la Paix où elle siège, symbole mondialement connu de la justice internationale, la Cour est une institution solidement établie. En dépit des périodes de doute ou de désaffection qu’elle a traversées par le passé, son rôle est unanimement salué au sein de la communauté internationale et le recours à ses services par les Etats n’a jamais été aussi soutenu. 35 ans après, je continue de mesurer chaque jour le privilège qui est le mien de servir au mieux de mes capacités l’organe judiciaire principal des Nations Unies.

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Les photos dans l’article sont une courtoisie de la Cour International de Justice.

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