Par S. Exc. M. Philippe Couvreur, Juge ad hoc et ancien Greffier de la Cour internationale de Justice.
On ne peut que se féliciter que Diplomat Magazine, dont le nombre de lecteurs n’a cessé de croître, et qui est désormais diffusé dans l’ensemble du Bénélux, ait décidé d’ouvrir ses colonnes, de façon plus pérenne que par le passé, à des contributions en langue française. L’auteur de ces lignes se sent honoré d’avoir été invité à participer au lancement de cette heureuse initiative.
Aucune occasion n’eût pu être plus opportune pour rappeler brièvement comment, historiquement, le français a émergé et s’est progressivement répandu, non seulement comme grande langue de culture, mais aussi comme langue par excellence de la diplomatie et du droit, et d’exposer pourquoi il est aussi juste que nécessaire qu’il garde aujourd’hui une place de choix dans ces domaines, aux côtés d’autres langues.
Nul ne contestera qu’une « langue » est – et doit être – , comme telle, bien plus qu’un simple moyen de communication, comme l’a si à propos observé la philologue et académicienne Barbara Cassin. La langue est l’instrument privilégié de l’élaboration et de l’expression d’une pensée, elle-même toujours en interaction avec un contexte culturel donné. La phrase fameuse de Hegel, selon laquelle « c’est dans les mots que nous pensons », n’avait d’autre objet que de formuler, de façon ramassée, cette évidence. La pensée ne peut, tout naturellement, qu’être marquée par les concepts et les mots que la langue choisie met à sa disposition et, en définitive, lui impose.
Utiliser une langue déterminée à l’effet d’exprimer une idée n’est partant jamais une démarche neutre. Si la langue infléchit la pensée, celle-ci influe aussi indubitablement sur celle-là, si bien qu’elles sont toujours inextricablement liées.
Il s’ensuit que le multilinguisme, loin de constituer un facteur de fragmentation et d’ériger des frontières, est un puissant instrument d’ouverture de l’esprit, d’intelligence et d’écoute d’autrui, générateur d’échanges authentiques et responsables, et donc d’enrichissement général dans la durée. Sur la scène internationale, il tend, avec le multilatéralisme, à la création d’espaces de dialogue hors des logiques de domination et dans le respect de la diversité, c’est-à-dire, en définitive, des espaces de convivialité et de paix. C’est pourquoi il échet d’œuvrer sans relâche à sa promotion. Goethe n’écrivait-il pas que celui qui ignore les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue? Et Wittgenstein que les limites de la langue de chacun sont les limites de son univers?
Hélas, le monde « globalisé » qui tend à s’imposer à nous aujourd’hui, et qui, comme le voudrait la logique de l’émergence d’un cadre de vie plus authentiquement universel, devrait être porteur de libre épanouissement des langues et des cultures, apparaît au contraire, à cet égard, par trop souvent réducteur.
C’est que, bien plus que d’un souci d’avoir raison des barrières qui engendrent méfiance et incompréhension entre les peuples, il procède à la base d’une volonté davantage matérialiste de favoriser les « affaires », au sens le plus large du terme. Non que celles-ci constituent inéluctablement, en elles-mêmes, un obstacle à l’ouverture, au dialogue et à l’enrichissement mutuel. Tout au contraire, et l’histoire nous le prouve à suffisance! Mais le véritable problème réside dans l’emprise sociétale aussi généralisée qu’insoupçonnée qu’a si vite et si radicalement acquis l’esprit « affairiste » qui semble animer ce monde. « Globalisation » est ainsi à maints égards devenu synonyme, notamment, d’aspiration quasi-obsessionnelle à une uniformité et à une simplicité aussi artificielles qu’excessives de tous les comportements humains, à un formatage des individus cédant invariablement à des impératifs utilitaristes de conformisme superficiel, d’opportunité et d’immédiateté, qui ne sont jamais neutres, ni politiquement, ni culturellement, ni éthiquement.
Et l’on est en droit de se demander, sans verser dans un apocalyptisme démesuré, si la chasse faite dans un tel cadre – volontairement ou involontairement – à toute forme de singularité et de différence, voire de réflexion quelque peu approfondie sur la véritable nature des choses, et finalement d’humanisme, peut réalistement connaître, à terme, un point d’aboutissement autre que la réduction ultime de l’homme au statut inconscient d’ « objet planétarisé » autant dépourvu de spiritualité que de racines et de valeurs propres, et désormais incapable de s’interroger comme de s’exprimer, de façon libre et autonome, sur les problèmes fondamentaux de son être.
Cet inquiétant processus s’accommode de l’avènement progressif d’une manière de langage inter-individuel « formalisé », lui aussi prétendument
« global », et, pour reprendre les mots très parlants du philosophe Jean-Luc Marion, « sans littérature, sans lieu, sans peuple, qui résulte d’une abstraction utilitariste googlisée et ne vise qu’à permette le commerce d’informations, qui n’informent que pour le commerce ».
L’apprentissage des langues et l’ouverture à l’infinie richesse des cultures sont plus nécessaires que jamais aux fins de se prémunir de semblables affres; et, sur une note plus positive, on doit assurément se réjouir que notre monde mette aussi à notre disposition des instruments de communication éminemment performants pour ce faire. Dans ce contexte, la langue française ne laisse de présenter, encore à ce jour, un intérêt indéniable. Non seulement parce que, de par sa riche histoire, elle continue d’imprégner, bien au-delà des espaces francophones, des aspects très divers de l’activité humaine, mais aussi compte tenu de ses remarquables propriétés intrinsèques.
Au XVIème siècle, l’usage du français était déjà très répandu dans toutes les cours d’Europe. De l’aveu même de Charles Quint, souverain polyglotte d’un empire cosmopolite « sur lequel le soleil ne se couchait jamais », s’il parlait espagnol – la langue de l’âme de son peuple – avec Dieu et italien – celle de la séduction – avec les dames, c’est en français qu’il réglait avec les hommes les affaires d’Etat…En France, la célèbre ordonnance de Villers- Cotterêts, signée par François Ier en 1539, fixa définitivement le français comme langue du droit et de l’administration; il y allait certes d’un choix politique, traduisant la volonté du monarque d’unifier son royaume, mais il s’agissait aussi et surtout d’assurer la bonne administration du droit et de la justice ( « que les arretz soient clers et entendibles » ), ainsi que la sécurité juridique, à un moment où la connaissance du latin déclinait et où les erreurs d’interprétation des textes conçus dans cette langue se multipliaient.
Le « grand siècle » ( XVIIème ) vit quant à lui le français s’imposer dans les salons et le monde lettré, ainsi que dans les cercles diplomatiques, en même temps qu’était créée l’Académie française (1635) pour lui « donner des règles certaines…et…le rendre pur, éloquent, et capable de traiter les Arts et les Sciences ». La langue française devint langue diplomatique auxiliaire du latin à Nimègue (1678-79), où le traité entre la France et les Pays-Bas fut conclu en français seulement. Elle fut définitivement consacrée comme langue diplomatique par excellence à partir du XVIIIème siècle. Ainsi, dès 1714, la version française du traité de Rastatt entre la France et l’Autriche, qui mettait fin à la guerre de succession d’Espagne, fut reconnue comme unique version officielle. Cette réalité nouvelle fit écrire bien plus tard au grand juriste américain James Brown Scott: « en laissant tomber le sceptre de la puissance matérielle, la France était devenue le porte-drapeau du monde intellectuel… La défaite de Louis XIV fut en fait la plus éclatante victoire de la France… ».
Le français consolida sa suprématie comme langue diplomatique tout au long du XIXème siècle, le « siècle des Congrès » ( Vienne (1815), Paris (1856), Berlin (1875), etc. ). En même temps, il devint le véhicule des systèmes de droit écrit, garants du respect de l’égalité des individus, et assura la diffusion quasi-universelle des grands textes hérités des Lumières, tels la Déclaration des droits de l’homme et le Code civil, auxquels leurs caractères de clarté et de concision ont conféré une force particulière.
On dit que Stendhal aimait à parcourir le Code civil, tant il aspirait à s’imprégner de ses exceptionnelles vertus stylistiques…Le doyen Savatier décrivait pour sa part le « style Bonaparte » comme constitué de « phrases, brèves, nettes, coupantes, qui font image, qui parlent…des traits de feu… ». De fait, aucun code n’allait connaître de rayonnement si prodigieux que le Code Napoléon. Rien d’étonnant donc à ce que le droit international moderne, issu des réflexions suscitées par des phénomènes tels que l’émancipation des colonies espagnoles ou les processus d’unification allemande et italienne, se développe en français, et se nourrisse aux sources des valeurs et des concepts consacrés par les instruments juridiques dont cette langue était le vecteur.
Voltaire n’avait-il pas déjà soutenu que le droit des gens constituait le « droit civil de l’univers, dans le sens que chaque peuple est un citoyen »? C’est ainsi à la « logique civiliste » que répondent encore aujourd’hui maintes règles de base du droit international, dans des domaines aussi variés que les sources ( primauté de facto des sources écrites, garantes de la sécurité juridique, et interdiction pour le juge de rendre des arrêts de règlement ), le droit des traités ( emprunté à la théorie des contrats ou obligations, et consacrant l’autonomie de la volonté, sous réserve des impératifs d’« ordre public » ), ou encore le droit de la responsabilité internationale ( « corollaire de l’égalité » ( De Visscher ) des sujets, même si l’on s’emploie désormais à affranchir ce droit du « dommage » fondant traditionnellement la responsabilité civile ).
Au XXème siècle, l’anglais est apparu comme langue diplomatique auxiliaire à Versailles, en 1919, comme conséquence immédiate de l’effort de guerre aussi considérable que décisif fourni par la Grande Bretagne et les Etats-Unis; l’italien n’a pas connu la même fortune, en dépit des énormes sacrifices consentis par l’Italie durant le conflit et de l’opiniâtreté de Vittorio Emanuele Orlando.
Il s’ensuivit que le français et l’anglais constituèrent, dans cet ordre, les langues officielles de la Société des Nations et organes assimilés ( y compris la Cour permanente de Justice internationale ) tout au long de l’entre- deux guerres. La rupture assez radicale avec l’ancien ordre global et la diversification progressive de la société internationale à partir de 1945 eurent raison de la suprématie absolue du français comme langue des relations internationales.
En 1947, le premier cours en anglais fut donné à l’Académie de droit international de La Haye par Hersch Lauterpacht. Jusqu’à ce jour, le français n’en est pas moins demeuré, aux côtés d’autres, langue officielle et de travail de toutes les organisations universelles, ainsi que de maintes organisations régionales et institutions académiques et scientifiques internationales.
Son autorité et son poids comme langue diplomatique et juridique en ce début de XXIème siècle sont encore indubitables ( ainsi, la Cour de Justice de l’Union européenne continue de ne délibérer qu’en français ), même s’il est parfois des velléités de les réduire, pour des motifs variés, tenant souvent, officiellement, à des considérations de « pragmatisme », mais qui cachent mal certaines frustrations diffuses, d’ordre politique ou culturel, aussi réelles qu’inexprimées. Sans parler, bien sûr, des efforts indéniables qu’exigent l’apprentissage et le bon usage d’une langue rigoureuse et relativement peu flexible, obéissant à des règles souvent quelque peu complexes. Le regretté Kofi Annan observait, non sans réalisme, et avec une pointe d’humour désabusé, qu’à l’Organisation des Nations Unies la langue française, pour ne pas être toujours « châtiée », n’en était pas moins fréquemment « punie »…
Que conclure alors de ces quelques brèves réflexions? Assurément, que le multilinguisme est une nécessité impérieuse pour préserver la diversité des cultures et leur coexistence harmonieuse. Mais aussi que le français y a sa place. Et que, dans certains domaines, comme celui du droit, cette place est même privilégiée car c’est une conception propre et éminente de cette discipline que véhicule la tradition juridique d’expression française: l’idée, si magistralement exposée par Portalis dans le Discours préliminaire du Code civil , que le droit doit être formulé dans un langage direct et clair, apte à décrire des règles générales et impersonnelles, accessibles et intelligibles, et garantissant tout à la fois la sécurité juridique et la flexibilité de leur application.
“Les opinions ici exprimées sont celles de l’auteur”
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Photographe Hester Dijkstra