Par Alexander Khodakov.
Nous sommes trois à arriver à Alger en octobre 1972. L’avion se pose à Dar El Beïda à deux heures du matin. Les gens de l’ambassade nous emmènent dans un appartement en ville et nous laissent dormir. On s’occupera de nous plus tard.
On se lève tard. Les volets étaient fermés et la lumière ne nous dérangeait pas. Nous sommes affamés. On a mangé pour la dernière fois dans l’avion, et c’était il y a douze heures au moins. Le réfrigérateur dans la cuisine est vide, comme on pouvait s’y attendre.
Nous ouvrons les volets de la cuisine… et nous sommes médusés. Juste devant la fenêtre se trouve un oranger, avec des fruits qui ne demandent qu’à être cueillis et dévorés. Si l’on enlève quelques oranges, cela ne va pas ruiner le propriétaire de la maison, décidons-nous. Mais dès que nous mordons dans la chair des fruits, une amertume infecte remplit nos bouches. On dirait de la quinine ! C’est comme ça que nous apprenons qu’il existe deux sortes d’oranges, cultivées et sauvages, ces dernières étant tout à fait immangeables. Pourtant, on en fait une merveilleuse confiture d’oranges amères !
Restés sur notre faim, nous nous décidons à sortir dans la rue. Quel choc culturel j’éprouve ! Impossible de donner une description – tous mes sens sont bouleversés. Des odeurs inconnues d’épices, les cris des marchands en arabe, les vêtements traditionnels que portent les gens… par ailleurs, les pantalons me rappellent la mode des cosaques ukrainiens d’il y deux siècles.
J’approche une boutique pour regarder de plus près la marchandise. Je reconnais des olives et des carottes, mais il y a des légumes et des fruits que je ne connais pas. Je montre du doigt un fruit et demande ce que c’est. « Des nèfles », – me dit-on. Ça ne me dit rien. Peu après, je vais découvrir et apprécier le goût des nèfles et les regretter après mon départ.
Je constate qu’il va y avoir un problème de communication. Quand je pose une question plus compliquée au marchand, lui, il me comprend. Par contre, moi, je ne comprends pas sa réponse. Et moi, je parle la langue mieux que mes compagnons.
Il nous fallait pourtant résoudre le problème urgent du moment – se procurer de la nourriture. En passant dans la rue on sent l’odeur de la viande grillée et on voit une porte obturée par un rideau de bambou. Nous voyons des brochettes de viande (il faudra qu’on nous dise encore comment cela s’appelle), nos bouches salivent et nous en commandons une dizaine pour chacun. Les brochettes sont pareilles à notre chachlik, mais en plus petit.
Le propriétaire met sur la table une soucoupe avec une sauce rouge. « Oh, du ketchup ! », décrète le Toutou[1] dans sa grande intelligence. Peu après, le patron apporte les brochettes. Vitaly en saisit une, étale la sauce là-dessus et met la moitié de la brochette dans la bouche. Sa bobine resplendit de plaisir ; pourtant cela ne dure pas, tout à coup il rougit, les larmes aux yeux, il n’arrive pas à parler – un râle impuissant sort de sa bouche… « Une bière, vite », – crie-t-on au patron. Une bière arrive, Vitaly l’engloutit d’un coup. Sa voix revenue, il en demande une autre. Après quoi il profère – heureusement en russe – des jurons à l’adresse de la sauce et du patron, qui ne l’avait pas prévenu que c’était si fort. Vladimir et moi goûtons à la sauce avec prudence. On vient de faire connaissance avec la harissa.
Assez vite je commence à apprécier le goût de la harissa. Jusqu’à présent j’en mets dans mes plats, parfois même d’une façon immodérée.
[1] Vitaly sera vite surnommé « Toutou », parce qu’il nous rappelait un chiot, qui ne connaît rien au monde et fait des bêtises.
Information sur l’auteur:
Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit à l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à 1991 il travaille à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.
Depuis 2015 il vit à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.