Par Alexander Khodakov.
« Ah, qu’elles sont jolies, les filles de mon pays », chantait jadis Enrico Macias. Il avait bien raison, Enrico.
Je loge avec mes deux camarades au foyer d’étudiant à El-Harrach. Après quelques mois on fait pas mal d’amis.
Un dimanche ensoleillé. On boit du thé dans le patio chez Hassan, un ami Syrien d’Abderrahmane. Hassan n’est pas étudiant, il enseigne à l’École polytechnique et est plus âgé que nous tous. Pourtant, Abderrahmane et lui sont de très bons amis. À mon regret, Hassan ne parle pas français, mais Abed, comme on l’appelle entre les siens, me sert d’interprète. Je le soupçonne fort de n’être pas très qualifié pour ce rôle – je vois qu’il omet certains mots ou des phrases entières. Et puis, il glousse tout le temps.
Hassan loue le rez-de-chaussée d’une petite maison à El-Harrach. On aime venir chez lui. Il y a toujours du thé ou un bon café, parfois Hassan nous sert une petite collation. Ce n’est jamais de refus ; avec le peu d’argent que nous avons, on reste souvent sur notre faim.
Il n’y a que nous trois, on bavarde et on rit, elle est belle, la vie, en ce dimanche à l’horizon serein. Tout d’un coup, j’aperçois – du coin de l’œil – un mouvement au-dessus de nos têtes. Je lève la tête et… mon Dieu ! Au balcon du premier étage je vois une jeune fille qui fait semblant de ne pas nous voir. Elle est d’une beauté incroyable, divine, superbe. Les cheveux châtain foncé, des yeux de gazelle, un visage angélique – Michelangelo ne saurait pas sculpter une jeune fille plus belle. Un coup de foudre. Je tombe amoureux, je la dévore des yeux. Elle passe quelques minutes au balcon, se tournant à gauche et à droite, pour souligner la perfection de sa stature, et disparaît derrière la porte.
On vient plus souvent chez Hassan, la jeune fille sort sur le balcon et fait toujours semblant de ne pas nous voir. La coutume locale, explique Hassan, une jeune fille honnête ne doit pas montrer son intérêt pour les jeunes hommes.
Un jour je ne suis pas allé chez Hassan. Abderrahmane lui a rendu visite seul ; au retour il m’a apporté une lettre en français de la jeune fille. Une lettre drôle et attendrissante d’une jeune naïve, qui proposait de devenir amis et s’écrire pour mieux se connaître. Elle s’appelait Nassira, surnommée Nadine, et avait à peine seize ans.
C’est là que je perds mon latin. Non, plus que ça. Je m’affole. Que dois-je faire ? D’un côté, elle est d’une beauté inimaginable (j’oublie, pourtant, que je la regardais sans lunettes – j’étais myope, mais ne les portais pas – et ne l’ai jamais vue de près), de l’autre côté, où va me conduire cette amitié ? Vu les mœurs locales, je doutais qu’on me laisserait avoir des relations de quelque nature que ce soit, avec une jeune Algérienne. Je ne pourrai pas l’épouser, une fiancée m’attend à Moscou. Qu’est-ce que je réponds ? Je ne veux surtout pas lui faire de mal.
C’est étrange, mais à ce moment-là il ne m’est pas venu à l’idée qu’un mariage avec une étrangère pouvait ruiner pour toujours toute possibilité d’une carrière diplomatique. Moi aussi, j’étais d’une naïveté rare.
Le jour suivant Hassan vient me voir au foyer, accompagné d’Abderrahmane. Il a l’air grave. On commence à parler de choses et d’autres, comme veut la coutume. Enfin, Hassan se décide. « Iskander, – dit-il, – il ne faut pas que tu viennes chez moi. Nassira est tombée amoureuse de toi, tu n’auras que deux voies : soit tu te maries avec elle, soit ses deux frères, de vrais voyous, te tuent d’un coup de couteau dans une petite ruelle du quartier. Mon conseil : il faut oublier. Elle va pleurer quelques jours et puis tout va se calmer. »
Il va sans dire que j’ai suivi le conseil de Hassan. Je n’ai jamais revu Nadine. Mais…des fois son image sur le balcon ensoleillé revient dans ma mémoire. Et j’ai le cœur gros.
Par ailleurs, mon épouse en secondes noces se prénomme aussi Nadia ou Nadine. Pure coïncidence.
Information sur l’auteur:
Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit à l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à 1991 il travaille à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.
Depuis 2015 il vit à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.