Friday, November 22, 2024

Cour internationale de Justice: éternel bel âge?

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Par S. Exc. M. Philippe Couvreur, Juge ad hoc et ancien Greffier de la Cour internationale de Justice.

Décidément, les mois passent et se ressemblent…La pandémie de Covid-19, que l’on n’avait guère attendue, et dont d’aucuns avaient pensé qu’on pût se libérer promptement, grève toujours aussi sévèrement, si pas dramatiquement, nos existences. Dans le monde de la justice internationale, elle avait  rendu impossible, en 2020, la célébration d’événements historiquement aussi significatifs que le centenaire de l’adoption du Statut de la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) ou le soixante-quinzième anniversaire de la signature de la Charte des Nations Unies, dont le Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ) fait partie intégrante. Aujourd’hui, elle menace de plonger dans l’oubli une autre étape importante du processus de développement du règlement judiciaire international: l’entrée en fonctions de la CIJ, en avril 1946.

On se souviendra que la CPJI avait tenu sa dernière séance privée en octobre 1945, non sans prendre toutes les mesures requises à l’effet d’assurer la continuité de la juridiction internationale ainsi que le transfert de ses archives et de ses biens à la nouvelle Cour. Les juges de la CPJI avaient remis leur démission au Secrétaire général de la Société des Nations (SdN) fin janvier 1946 et les premières élections à la CIJ se tinrent à Londres le 6 février suivant. Ceux des  juges élus qui se trouvaient présents à Londres se réunirent sans attendre, de façon officieuse, et le Dr. Guerrero, ancien Président de la CPJI et doyen d’âge, fut chargé d’organiser la première réunion formelle de la CIJ le 3 avril 1946, à La Haye, au cours de laquelle devaient être examinées diverses questions pressantes telles que l’établissement du Règlement de la Cour, les privilèges et immunités des juges, le budget de l’institution, ainsi que l’élection du Président et du Vice-Président et la préparation de l’audience solennelle d’ouverture de la Cour. Cette audience fut fixée au 18 avril 1946, date à laquelle la vingt-et-unième Assemblée de la SdN décida la dissolution de la CPJI. Entre-temps, aux termes d’un accord conclu entre le Secrétaire général des Nations Unies et le président de la Fondation Carnegie, les locaux occupés, au palais de la Paix, par la CPJI, furent remis à la CIJ.

La séance inaugurale de la Cour se tint comme prévu le 18 avril, dans la grande salle de Justice du Palais, archi-comble pour l’occasion, en présence d’éminentes personnalités  au nombre desquelles LL.AA.RR. la Princesse Juliana et le Prince Bernhard des Pays-Bas, le Président de la première Assemblée générale des Nations Unies, Paul-Henri Spaak, le Ministre des affaires étrangères des Pays-Bas, M.J.H. Van Roijen, ainsi que M. de Monchy, Bourgmestre de La Haye et l’ensemble du Corps diplomatique.

Dans son discours, imprégné de cet art oratoire dont il avait le secret, Paul-Henri Spaak lança ces mots: « je n’oserais pas affirmer que la Cour internationale de Justice est l’organisme le plus important des Nations Unies, mais je crois pouvoir affirmer qu’il n’y en a pas dans tous les cas de plus important »; et d’ajouter: « il n’y a pas de monde civilisé et de paix durable s’il n’y a de respect absolu et complet devant la juridiction internationale et ses arrêts ». Dans la foulée, il forma le vœu suivant: « que, dans les années (qui viendraient), (l’) activité (de la Cour) (devînt) chaque jour plus importante ». C’est cette séance inaugurale que la Cour a désormais pris coutume de commémorer solennellement à fréquence quinquennale; elle l’a fait pour la dernière fois en 2016. Mais que dire aujourd’hui, soixante-quinze ans plus tard, du vœu de M. Spaak? Le succès croissant qu’a connu l’activité de la CIJ depuis 1946 ne souffre aucune controverse: on peut donc conclure sans hésitation qu’à ce jour ce vœu a été exaucé! Mais peut-être est-il utile de rappeler ci-après, à grands traits, les étapes les plus caractéristiques du développement de cette activité au fil des trois quarts de siècle écoulés.

Le monde face auquel la CIJ s’est trouvée en 1946 différait radicalement de celui qui avait présidé à la naissance de sa devancière. Les nouvelles données  sociologiques de l’immédiat après-guerre, le système de sécurité collective original institué par la Charte des Nations Unies et les réalités institutionnelles spécifiques qui en sont dérivées ont contribué à privilégier le règlement politique des différends sous l’égide des « puissances victorieuses », siégeant en permanence, avec un droit de véto, au Conseil de sécurité.

La « paix par la justice et le droit », si présente dans les esprits en 1899-1907, puis en 1919-1920, passa quelque peu au second plan, et ainsi en alla-t-il du règlement juridictionnel. Aucun traité de paix, à l’issue du second conflit mondial, n’avait confié à la CIJ de responsabilité particulière pour en traiter les séquelles. Cet état de fait global et la survenance rapide de la guerre froide ont sérieusement pesé, dans un premier temps, sur la velléité des Etats de porter devant la Cour leurs différends (politiquement) les plus importants: les grandes crises internationales, qui posaient des problèmes de sécurité immédiats, ont ainsi largement échappé à l’examen de la Cour pendant ses premières décennies d’activité.

A cette date, la CIJ a rendu un nombre impressionnant de décisions: pas moins de 143 arrêts et 28 avis consultatifs, ainsi que de très nombreuses ordonnances, dont certaines à contenu normatif substantiel, tranchant avec effet obligatoire diverses questions se posant dans le cadre de procédures incidentes ( indication de mesures conservatoires, admissibilité de demandes d’intervention ou de demandes reconventionnelles, etc.). Le rythme auquel les affaires et les prononcés se sont succédé, ainsi que leur nature, ont considérablement varié dans le temps.

Avant de revenir brièvement sur leur évolution, deux observations s’imposent d’emblée. Tout d’abord, il appert que l’activité contentieuse de la CIJ a été singulièrement plus intense que son activité consultative, en net contraste avec la pratique à l’époque de la CPJI, laquelle était fréquemment saisie par le Conseil de la SdN de demandes d’avis, y inclus sur des différends pendants: ce déséquilibre s’est d’ailleurs progressivement renforcé avec temps, ce qui ne laisse de susciter des interrogations et doit être regretté, compte tenu des vertus préventives avérées de la procédure consultative en matière de solution pacifique des différends, et du fait qu’elle constitue un instrument inestimable de promotion de l’état de droit et de développement du droit international. Deuxièmement, eu égard aux changements profonds qu’a subis la communauté internationale depuis les années 1960, les affaires contentieuses soumises à la CIJ sont rapidement sorties du cadre européen dans lequel la CPJI avait été largement confinée: quelque 100 Etats, appartenant à toutes les régions du monde, ont aujourd’hui été parties à des affaires devant la Cour (dont près de 30 Etats africains et 20 asiatiques, ainsi qu’une quinzaine d’Etats latino-américains).

S’agissant de l’évolution de l’activité judiciaire de la Cour dans le temps, deux périodes peuvent être globalement distinguées: de 1946 à la fin des années 1970; et des années 1980 à ce jour. La première, quoi qu’on ait pu en dire, a été fondamentale pour la Cour. Il est vrai qu’après la fameuse affaire du Détroit de Corfou (1947-1949), la volonté des Etats de soumettre à la Cour des différends juridiques à «haute densité politique» a largement fait défaut. Jusqu’à la fin des années 1970, ses arrêts ont principalement porté sur des questions territoriales (titres historiques, conventions de délimitation, « effectivités », coutumes locales, acquiescement) et maritimes (lignes de base, délimitation du plateau continental, extension unilatérale de droits de pêche), ainsi que de protection diplomatique (nationalité effective, protection des droits des actionnaires). Sans doute peu spectaculaire, cette activité, de nature plutôt préventive, a eu raison, de manière durable, de nombreuses tensions et a efficacement concouru au développement du droit international.

En même temps, la Cour a donné une série d’avis consultatifs hautement marquants dans des domaines aussi variés que le droit de l’Organisation des Nations Unies (conditions d’admission, personnalité juridique internationale et réparations, contributions étatiques), les réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, l’interprétation de traités de paix, les conséquences des décisions du Conseil de sécurité ( concernant spécifiquement la Présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie) ou l’acquisition de la souveraineté territoriale et le droit à l’auto-détermination (problème du Sahara occidental): tous ces avis ont contribué de façon notoire au renforcement de l’état de droit et de l’Organisation.

Durant cette période, la Cour a rendu 42 arrêts (dont 16 sur des questions de compétence ou de recevabilité), 16 avis consultatifs et 8 ordonnances en indication de mesures conservatoires. Son rythme d’activité judiciaire modéré lui a permis de réexaminer en profondeur son Règlement et ses procédures à partir de 1968, un exercice de longue haleine qui a débouché sur une révision partielle du Règlement en 1972 et l’adoption d’un Règlement entièrement révisé en 1978 (lequel, légèrement retouché depuis, est toujours en vigueur): le but en était d’accroître l’attractivité de la Cour, en simplifiant les procédures et en facilitant l’accès aux chambres ad hoc.

A la fin des années 1970, des changements significatifs se sont produits. La Cour a commencé à connaître de différends associés à des menaces plus immédiates pour la paix et la sécurité internationales. Des affaires telles que celles du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (1978-1979), des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (1984-1991) ou du Différend frontalier (Burkina Faso/Mali) (1984-1986) ont donné à la Cour l’occasion d’exercer ses fonctions judiciaires en situation de crise internationale aiguë.

Dans ce contexte, elle a précisé que le recours parallèle à un autre mode de règlement pacifique (en particulier le Conseil de sécurité) n’était pas en soi un obstacle à l’accomplissement de sa mission. Par la suite, elle a été saisie de certains aspects de conflits parmi les plus graves des dernières décennies, tels ceux de la région des grands lacs en Afrique (affaire des Activités armées sur le territoire du Congo) ou des Balkans (affaires concernant l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide).

La Cour n’est pas seulement intervenue de façon urgente dans ces affaires (notamment par la voie de l’indication de mesures conservatoires de  portée sans précédent), alors que des atrocités étaient commises sur le terrain, mais aussi ultérieurement, aux fins d’établir la responsabilité des Etats intéressés et de faciliter la restauration de relations apaisées, voire amicales, entre eux. Elle a été amenée, dans ces circonstances, à sensiblement développer sa jurisprudence en matière de recours à la force et d’exercice du droit de légitime défense, ainsi que d’application du droit humanitaire, une jurisprudence qu’elle a pu confirmer et affiner dans quelques avis consultatifs de grand retentissement (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires; Conséquences juridiques de la construction d’un mur en Territoire palestinien occupé). Par ailleurs, tout au long de cette période ont été soumis à  la Cour maints différends qui, sans porter directement sur le recours à la force, s’étaient matérialisés dans un contexte armé, en divers points du globe, du Caucase à  l’Asie du Sud-Est.

En parallèle, la CIJ a continué de développer, de façon chaque fois plus substantielle, et à un rythme accéléré, sa jurisprudence dans ses domaines d’activité traditionnels: différends territoriaux (par exemple sur la relation entre titre écrits et « effectivités »), questions de délimitation maritime (cristallisation des nouvelles normes du droit de la mer et établissement d’une méthodologie de délimitation claire et efficace, en trois étapes, d’application générale quand la configuration des côtes le permet) et protection diplomatique (protection des droits des sociétés et des droits propres des  actionnaires ou des gérants). Il échet d’ajouter qu’au-delà, le champ opératoire de la jurisprudence de la Cour s’est logiquement étendu à mesure que s’étendait celui du droit international lui-même, et que la Cour a récemment rendu des décisions innovatrices dans des matières telles que la protection des droits fondamentaux de la personne humaine (Ahmadou Sadio Diallo) ou celle de l’environnement (Usines de pâtes à papier; Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan), en formulant pour la première fois des considérations de grand intérêt sur la réparation du dommage environnemental (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière). Au cours de la période 1979-2021, la Cour a prononcé 101 arrêts (dont 40 sur des questions de compétence ou de recevabilité), 12 avis consultatifs et 45 ordonnances relatives à des mesures conservatoires. Pendant les 40 dernières années, elle a traité trois fois plus d’affaires contentieuses qu’auparavant et rendu plus du double d’arrêts; en revanche, le nombre d’avis consultatifs donnés a diminué et est tombé de quasi 40% du total des décisions de la Cour (hors ordonnances) à quelque 12%; enfin, autre développement significatif, le recours aux procédures incidentes (en particulier les demandes en indication de mesures conservatoires) s’est très nettement accru.

L’aperçu qui précède, nécessairement sommaire, montre à suffisance qu’en soixante-quinze ans l’activité de la CIJ s’est considérablement renforcée. Assurément, depuis les années 1990, la communauté internationale s’est progressivement « juridictionnalisée » et le contexte général est redevenu globalement plus favorable au règlement judiciaire. La Cour a indubitablement bénéficié de ce nouveau climat, plus propice à l’accomplissement de sa mission en qualité tant d’organe judiciaire principal des Nations Unies que d’« organe du droit international ». Mais elle a également su gagner la confiance de ses justiciables en témoignant, par son action propre, de ce qu’elle constituait un mode de solution pacifique des différends efficace face aux réalités complexes du monde contemporain, et très peu onéreux (son budget demeure inférieur à 1% du budget régulier de l’ONU), qui n’en sacrifie pas pour autant ses impératifs immanents de développement continu d’une jurisprudence cohérente et de haute qualité. La CIJ est ainsi apparue comme étant non seulement garante de sécurité et de prévisibilité pour les Etats, mais aussi capable de leur offrir des solutions concrètes et durables non disponibles ailleurs. La paralysie dont les organes politiques ont souvent à pâtir lui est étrangère; et les limites que peut engendrer le caractère éphémère ou spécialisé d’autres juridictions n’affectent en rien son action.

 Le 18 avril 1996, le Président Mohamed Bedjaoui, ouvrant la cérémonie du cinquantenaire de la Cour, se félicitait du « bel âge » qu’elle avait atteint. Ces mots évoquent immanquablement  la  célèbre mise en garde de Fénélon dans les Aventures de Télémaque: « Souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu’éclose ». Heureusement, force est de constater, un quart de siècle plus tard, qu’échappant aux outrages du temps, la CIJ, riche de sa fertile expérience, s’épanouit avec une sereine autorité dans ce « bel âge »…On lui souhaite qu’il en soit longtemps encore ainsi!

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