Par Alexandre Khodakov
Ce mot sonne en russe presque comme en français, mais a une autre signification. En russe ce n’est pas un adjectif, mais un substantif qui veut dire beaucoup plus que l’action de caractériser une personne. Tout fonctionnaire soviétique, tout membre du Parti communiste était familier de cette notion qui pouvait s’associer avec une chance, un succès, une promotion, ou avoir une signification redoutable, jusqu’à la fin de carrière.
La « caractéristique » était un document écrit qui fusionnait l’évaluation de la performance avec le certificat de bonne conduite. Tout fonctionnaire qui devait être promu ou muté à un autre lieu de travail, à une autre fonction, recevait une « caractéristique ». Il était notoire que ce document n’était pas délivré à l’intéressé, on l’envoyait au département du personnel où il était conservé dans le dossier personnel du fonctionnaire.
Il était impossible de le retirer du dossier. Il était signé par le chef hiérarchique et le secrétaire de la cellule locale du Parti communiste. La « caractéristique » devait contenir un nombre d’éléments obligatoires. Au tout début elle devait constater que la personne en question était « idéologiquement mûre » et « fidèle aux principes moraux »[1]. Le jargon bureaucratique de la période socialiste ne se prête pas à la traduction, il faut que je fournisse une explication. « Idéologiquement mûr » voulait dire « résistant à l’influence de l’idéologie bourgeoise », la fidélité aux principes moraux exigeait l’absence de relations sexuelles en dehors de la famille. Eh bien, un bon nombre de fonctionnaires qui n’étaient pas fidèles à leur femme – on est tous humains, n’est-ce pas – craignaient que leur infidélité ne soit inscrite dans la « caractéristique » plus que le divorce. Enfin, un divorce était aussi répréhensible, mais aux Affaires étrangères on pouvait divorcer une fois sans conséquence. Deux divorces pouvaient freiner la promotion. Après trois on était le plus souvent mis à la porte.
Bien sûr, la « caractéristique » comportait une évaluation des connaissances professionnelles, de l’attitude au travail, des relations personnelles avec les collègues, mais tout cela était moins important que l’idéologie et la morale.
Il va de soi, qu’en cas de conflit avec un subordonné, le chef hiérarchique turpide pouvait se venger en modifiant l’évaluation de celui-ci d’une façon défavorable.
L’abus d’alcool inscrit dans la « caractéristique » pouvait également signifier la fin de la carrière. On racontait cette histoire comme une anecdote, mais même si elle est inventée, cela reflète la façon ingénieuse dont on pouvait s’en sortir dans les cas difficiles. Voilà :
Dans une garnison militaire lointaine il y avait un capitaine qui était un vrai boit-sans-soif. Il était saoul tous les jours, dès le matin. Le temps était venu pour lui de changer de résidence. Son commandant devait donc lui donner une « caractéristique ». Facile à comprendre qu’il était confronté à un dilemme. Écrire dans le document que le capitaine était un buveur, un ivrogne, pouvait mettre la fin à sa carrière. Ne pas l’écrire – s’exposer aux sanctions pour avoir caché la vérité qui sortirait tôt ou tard. Le commandant, assisté par le chef de la cellule du Parti, a inséré la formule suivante : « Boit beaucoup, mais avec dégoût. »
Je reçois ma première « caractéristique » à l’occasion de ma promotion au rang d’attaché. Des années plus tard un fonctionnaire du département du personnel me montre le texte – c’est un geste de bienveillance, je ne suis pas censé lire ce qui est écrit là-dedans. J’apprends ainsi que quelques mots qui paraissent insignifiants, peuvent avoir une grande influence sur la carrière.
[1] Si l’on en croit l’écrivain soviétique Julian Semenov, auteur du fameux roman « Dix-sept instants du printemps », des formulations pareilles figuraient dans les dossiers personnels des fonctionnaires nazis en Allemagne hitlérienne. D’un autre côté, je ne peux pas exclure qu’en écrivant cela, il se moquait du régime soviétique, même s’il avait la réputation d’un serviteur fidèle de ce dernier.
Information sur l’auteur:
Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit à l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à 1991 il travaille à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.
Depuis 2015 il vit à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.