Sunday, December 22, 2024

Quelle Justice Pénale Internationale Pour “Le Monde D’après”?

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Par Me Johann Soufi

Le développement de la justice pénale internationale est, depuis ses débuts, étroitement lié à celui du multilatéralisme. Alors que notre monde globalisé se retrouve confronté à des défis sans précédent dans l’histoire de l’humanité (notamment le réchauffement climatique), on assiste – paradoxalement – depuis plusieurs années, à une remise en cause profonde de ce mode de gouvernance, de ses valeurs et de ses outils, au profit d’actions politiques et militaires fragmentées, voire unilatérales. L’agression de l’Ukraine par la Russie illustre douloureusement cette tendance.

La crise du multilatéralisme signifie-t-elle pour autant que la justice pénale internationale n’a pas sa place dans le monde de demain ? Rien n’est moins sûr. L’émoi légitime que suscite l’invasion de l’Ukraine pourrait, au contraire, être l’occasion de redynamiser une justice internationale encore trop dépendante des intérêts des grandes puissances, pour lui offrir un nouveau souffle et consacrer sa dimension universelle.

L’essor du multilatéralisme et de la justice pénale internationale.

Les lendemains de la seconde guerre mondiale voient naître plusieurs institutions globales dans le domaine de la sécurité, de la paix et de la protection des droits de l’homme (notamment l’Organisation des Nations Unies). L’idée de sanctionner les auteurs de crimes internationaux germe dans ce contexte avec la création des tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo en 1946 et la signature des conventions de Genève en 1949.

Largement interrompu avec le déclenchement de la Guerre froide, ce mouvement reprend à la fin du XXème siècle avec la chute de l’Empire Soviétique. C’est ainsi que naissent les premières juridictions pénales internationales « modernes », le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie en 1993 et celui pour le Rwanda un an plus tard. D’autres tribunaux ad hoc, en Sierra-Leone, au Cambodge, au Liban et ailleurs voient également le jour dans la première partie du XXIème siècle avec le soutien politique, juridique ou technique de l’ONU.

En 2002, la Cour pénale internationale (CPI), juridiction à vocation universelle et permanente, fait ses premiers pas. Depuis, la CPI (qui compte désormais 123 États membres) enquête sur les génocides, les crimes contre l’Humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression aux quatre coins de la planète.

Le contexte géopolitique ayant favorisé l’émergence de ces juridictions pénales internationales est désormais révolu. En déclenchant un conflit armé majeur sur le sol européen et en recourant à la force en dehors du cadre prévu par la Charte des Nations Unies, Vladimir Poutine a mis en relief un changement de paradigme des relations internationales qui n’a pourtant pas débuté avec la guerre en Ukraine. Cette tendance, qui risque de marquer durablement les relations inter-étatiques pour les années avenir, s’est toutefois accompagnée d’initiatives judiciaires et quasi-judiciaires uniques dans l’histoire de la justice internationale.

Le Lawfare de la guerre en Ukraine

Le néologisme Lawfare, en anglais, est une contraction des mots Law (le droit) et Warfare (la guerre). Pour le Professeur Julian Fernandez, il se définit comme « la volonté de toute partie à un conflit de se servir du droit international à des fins stratégiques, d’invoquer la violation d’une norme opposable à un adversaire moins pour obtenir réparation que pour fragiliser un discours et renforcer ainsi sa propre position dans une situation de tensions ». En somme, la guerre par le droit. Si les moyens du Lawfare ont été utilisé bien avant le début de la guerre en Ukraine, ils l’ont rarement été de manière aussi rapide et généralisée.

Le 26 février 2022, deux jours après l’invasion russe de son territoire, l’Ukraine saisissait la Cour Internationale de Justice pour faire reconnaitre l’illégalité de l’opération militaire Russe à son encontre. Dans une ordonnance du 16 mars 2022, la CIJ donnait raison à l’Ukraine et appelait la Russie et « les unités militaires sous son contrôle et sa direction », à suspendre immédiatement leurs opérations en Ukraine.

Dans les jours suivants, 41 États (dont tous les pays de l’Union Européenne) déféraient officiellement la situation en Ukraine au nouveau Procureur de la Cour Pénale Internationale, Karim Khan, lui permettant de débuter immédiatement une enquête sur les possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis dans le pays depuis le 21 novembre 2013. D’autres voix appellent à la création d’un tribunal international spécial pour juger les auteurs de l’agression Russe à l’encontre de l’Ukraine, quitte à juger les responsables russes en leur absence, comme le propose François Roux.

Le 4 mars 2022, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU votait une résolution instaurant une commission internationale indépendante d’enquête chargé d’enquêter sur les violations des droits de l’Homme et du droit international humanitaire résultant de l’invasion russe en Ukraine en vue de futurs procès, sur le modèle des mécanismes pour la Syrie et du Myanmar.

Soyons clair. Ces diverses actions n’empêcheront pas Vladimir Poutine de poursuivre son offensive militaire voire de l’accentuer, tant la survie politique du régime russe dépend d’une victoire militaire à court terme. Mais l’enjeu n’est pas là. L’objectif est de rappeler que le droit international est du côté de l’Ukraine et que les crimes de guerre sur son territoire ne sont pas seulement rejetés par un groupe d’États spécifiques, mais par la Communauté internationale dans son ensemble.

Un second souffle pour la justice pénale internationale ?

Sans omettre la dimension politique et circonstancielle de cette stratégie, il semble que l’année 2022 puisse être une année charnière dans l’histoire de la justice pénale internationale. La rapidité avec laquelle la Communauté internationale utilise aujourd’hui les instruments du droit pénal international pour répondre aux crimes commis en Ukraine démontre sa pertinence et sa maturité. Elle marque également un tournant dans son histoire en visant les crimes commis par une puissance disposant pourtant d’un droit de véto au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Pour être crédible, il faut toutefois que cette démarche ne reste pas un cas isolé et ne soit plus à géométrie variable. Souvent accusée de partialité, voire de néo-colonialisme, l’action des tribunaux internationaux est scrutée par les défenseurs des droits de l’Homme comme par les communautés touchées par les crimes sur lesquelles ils enquêtent. Or, jusqu’à présent, le moins que l’on puisse dire, c’est que la justice pénale internationale n’a pas démontré sa capacité à s’attaquer aux grandes puissances de ce monde ou à leurs alliés.

La légitimité de la justice internationale dépend pourtant de son impartialité et de sa volonté à poursuivre les auteurs de crimes internationaux indistinctement de leur nationalité ou de leur proximité avec puissances de ce monde. Malgré leur forte dépendance aux États (qui financent leurs opérations et leur permettent de mener des enquêtes ou d’arrêter des individus sur leur territoire), les juridictions pénales internationales ne doivent pas céder aux sirènes de la realpolitik et ancrer leur action sur le long terme. Comme le montre l’histoire récente, la politique internationale est fluctuante, imprévisible. Si les intérêts nationaux changent, l’universalité de la justice doit rester la même.

Cette évolution est déterminante pour que demain, les acteurs des juridictions pénales internationales, et notamment la CPI, contribuent à la promotion d’un véritable « État de droit mondial » et d’une « communauté internationale de valeurs » encore balbutiante. L’Histoire dira s’ils sauront saisir cette opportunité.

Me Johann Soufi

Avocat international. Ancien chef de la Section des avis juridiques du Tribunal Spécial pour le Liban et Conseiller juridique de l’Organisation des Nations Unies.

Les opinions exprimées dans ce billet sont purement personnelles, l’auteur ne s’exprimant aucunement en sa capacité officielle. Elles n’engagent donc pas les Nations Unies, ses agences ou l’un des quelconques employeurs de l’auteur.

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