Friday, April 19, 2024

On sauve les pêcheurs

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Par Alexandre Kodhakov.

Un jour le téléphone sonne. Je venais juste de m’allonger pour faire un somme. Cette fois c’est le capitaine du port de Libreville. Il me prie de venir d’urgence, mais assure qu’il ne s’agit pas d’un problème. Il y a des formalités à remplir. La capitainerie du port est en ville, j’y suis en dix minutes. Là, je trouve le commandant de la Gendarmerie et le commandant de la Marine. On se salue comme de vieux amis. Dans le cabinet du capitaine du port je rencontre aussi quelques compatriotes qui m’expliquent de quoi il s’agit.

Un pétrolier plein à craquer se dirigeait vers le port de Malabo, en Guinée équatoriale. La mer était calme, la visibilité mille sur mille. L’officier de pont remarque au large, presqu’à l’horizon, un petit bateau, ou plutôt une chaloupe. Ça bouge à bord. On apporte des jumelles : c’est un groupe d’Africains qui gesticulent frénétiquement et agitent leurs vêtements ; il est clair qu’ils essayent d’attirer l’attention. Ils sont en détresse, il n’y a aucun doute. Le capitaine jure, mais décide de changer de cap. Le pétrolier met à l’eau sa vedette à moteur et bientôt les Africains montent à bord. Ils sont visiblement épuisés et déshydratés, certains ne peuvent pas se tenir debout.

Ce sont des pêcheurs gabonais à qui la fortune a tourné le dos. Ils dérivent dans le Golfe de Guinée depuis une semaine. Le moteur de leur chaloupe de pêche a calé, les tentatives de le réparer ont échoué, les réserves d’eau et de nourriture s’épuisent très vite. Quelques navires passent à proximité, mais ne font aucune attention à leurs signaux de détresse. Le courant les éloigne de plus en plus loin de la côte. Le sauvetage arrive juste à temps.

Le médecin du pétrolier donne aux pêcheurs du bouillon. Ils se mettent à genoux : « Encore à manger, encore ! » Mais le docteur reste implacable et refuse. Il a parfaitement raison – manger à gogo après un jeûne d’une semaine, cela peut tuer. « On ne vous a pas sauvés pour que vous rendiez l’âme à Dieu à bord de notre bateau », – leur dit-il.

Le capitaine annonce qu’il va reprendre son cap sur Malabo, son point de destination, et les pêcheurs seront remis aux autorités équato-guinéennes. Les pêcheurs retombent à genoux et supplient le capitaine de les amener à Libreville. Les relations entre Libreville et Malabo sont tellement tendues que les Gabonais ont peur d’être jetés tout de suite en prison d’où ils n’auront aucune garantie de ressortir.

Le capitaine jure encore, très énergiquement, mais cède à leur demande et met le cap sur Libreville. Le tirant d’eau du pétrolier est si grand qu’il n’est pas question d’amarrer au port même, il doit rester en rade, à la distance d’à peu près un kilomètre de la côte. Les deux commandants gabonais ont leurs propres moyens de locomotion. Moi, pour aller à bord je dois me servir de la vedette du pétrolier. Elle est petite et la houle est entretemps devenue assez forte. J’ai le mal de mer dès que je vois une vague ; la route est longue, quarante minutes de croisière me paraissent une éternité. Ma peau devient verdâtre. Heureusement, je reprends vite couleur normale une fois arrivé à bord. Le pétrolier est en effet énorme, il n’y pas de roulis ni de tangage.

Dès qu’on monte, le capitaine nous invite à passer à table. Comme la tradition le veut, il y a de la vodka et une bonne collation. On lève le verre à la santé du capitaine. Les pêcheurs se sont déjà plaints des navires qui avaient ignoré leurs signaux de détresse. Le geste du capitaine soviétique est d’autant plus apprécié.

Les formalités sont vite réglées – je rédige un acte, le tape à la machine (le capitaine en a une), les représentants gabonais et le capitaine le signent et je m’apprête à partir avec les Gabonais qui offrent de me déposer. À ce moment-là le capitaine me tire par le coude : « Vous savez que pour un sauvetage en mer on paie une prime ? » Je lui réponds à mi-voix : « Regardez-moi ces pauvres types, ce sont des mendiants, ils n’ont pas le sou. Et croyez-moi, le gouvernement ne paiera pas non plus. Il vaut mieux renoncer. » Alors le capitaine annonce à haute voix qu’il renonce à la prime de sauvetage. Tout le monde applaudit. Sur cette note optimiste je repars avec les deux commandants et le capitaine du port.

La presse gabonaise – c’est-à-dire « L’Union » – a consacré un article plein de louanges à l’adresse des marins soviétiques. Cela a permis d’apaiser les esprits et de tourner la page – on ne parlait plus des incidents avec nos bateaux.

Information sur l’auteur:

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Alexander Khodakov

Né à Moscou en 1952, Alexander Khodakov fait ses études de droit  à  l’Institut de relations internationales de Moscou (MGIMO). Après trois ans à MGIMO, il fait un an d’études à l’université d’Alger. En 1974 il est recruté par le Ministère des affaires étrangères de l’URSS et part en poste au Gabon. Rentré à Moscou, il intègre le département juridique du Ministère. De 1985 à  1991 il travaille  à New York au sein de la mission permanente de l’URSS auprès des Nations unies. De retour à Moscou en 1991 il revient au département juridique, dont il devient directeur en 1994. Quatre ans plus tard il est nommé ambassadeur de Russie aux Pays-Bas et représentant permanent auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). En 2004 il passe au service de l’OIAC comme directeur des projets spéciaux et ensuite secrétaire des organes directifs. En 2011 il rejoint le greffe de la Cour pénale internationale et exerce pendant trois ans comme conseiller spécial pour les relations extérieures.

Depuis 2015 il vit  à La Haye, avec sa famille. Il a écrit Cuisine Diplomatique un vibrant récit des histoires inédites sur sa vie diplomatique.

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